Neige. Lac. Pas le moindre petit bout d’Afrique Ici Ici Non Sauf un jour peut-être Un peu Comme un refus qui cesse Mais maintenant Non. Seulement le blanc et le bleu Pour mesurer le vert les pentes vignobles Dans la rue dans le village au bord du lac suisse (pourquoi suisse ? cet autre pays à l’écart de tout trop propre trop poli trop riche trop vert ce pays de lacs et de montagnes justement il y a un lac et une montagne dans ce récit sans fluidité) tu croises Anatole Tombé. La neige tombe tout le temps. Il te dit Venez me voir j’ai des choses à vous dire. Tu es curieuse Pas fervente pas en attente d’une réponse Tu n’attends rien ces jours-là tu regardes seulement la neige autour du lac et sur le lac mais tu es curieuse d’entendre ce que veut te dire ce rebouteux de village ce médium ce soigneux à regard délavé ce qu’il a vu, ce qu’il voudrait que tu croies qu’il a vu ce que crédule il croit avoir vu ? Il est sincère tu n’en doutes pas. Pourquoi ? S’il était marabout soigneur coranique désenvoûteur d’Afrique magnétiseur asiatique est-ce que tu multiplierais les parades ? Les gages de scepticisme les tributs au sécularisme ? Ou tu lui répondrais Une autre fois peut-être ? Homme jeune blond blafard à peine barbe de quelques jours bien entretenue cheveux pâles noués petit chignon sur l’arrière de la tête assez haut Doigts fins longs Te regarde et te demande si ça t’intéresse ce qu’il a à te dire. Joli et un peu fade Il est doux Parole lente comme les gens d’ici une lenteur que tu envies parfois énormément oui vraiment pour la force d’affirmation que c’est de parler comme ça ça permet de prendre le temps de contempler les pensées sous tous leurs aspects Dimensions volume Ne pas en choisir une plutôt qu’une autre pas tout de suite Ne pas s’accrocher à Ne pas se laisser presser ni interrompre S’étonner toujours un peu de ce flux plutôt qu’y être pris Tu voudrais voir en lui Anatole Tombé un marabout blanc un soigneur coranique laïque (il a enlevé de sa porte l’inscription manuscrite reboutage son cabinet est décoré sobrement on dit ici que sa compagne dont décorer est le métier a beaucoup de goût) Te voici piégée au lacs d’Anatole le médium déjà presque ensorcelée par la lenteur et la douceur de son débit la légère absence qui semble être la sienne quand il réfléchit avant de parler. Tu es gagnée léthargie comme piquée corps au repos pensée lucide. C’est après la mort de ta mère que tu es venue le voir pour la première fois. La douleur matérielle du corps donne accès à l’immatérielle introuvable illocale Il soigne par les pieds Il se souvient de ce qu’il a extrait de toi alors Il cherche une suite Comme un lecteur ou spectateur Ne souhaite imposer ni ses questions ni ses visions. Les pose à disposition détaché comme tu voudrais savoir l’être. Tu voudrais être lente et détachée De même tu voudrais voyager dans certains pays où tu sais que tu n’iras jamais. Bien sûr ça t’intéresse. Tu te rappelle une chanson tu entends la gouaille dans la voix qui chantait tu ne sais plus la mélodie tu n’es même pas sûre. Parlez-moi de moi Y a que ça qui m’intéresse – Vous avez eu un deuil récemment ? il te demande, Anatole. Tu croyais qu’il se rappelait tout. Ou rien. Tout : l’invraisemblable performance qu’on prête aux personnes à qui on confie son adresse ses clés son chat une rumeur. Rien : l’impression toujours affleure de passer dans le monde sans laisser de traces inquiétude ou tentation souvenir de Rober Walser effleurer la neige Mais Anatole se rappelle des morceaux de ton histoire récente ce qui se passait quand tu l’as vu l’autre fois ce qui arrivait venait d’arriver la mort de ta mère l’inouï même et ça l’est resté par-delà chagrin et indifférence l’absence de l’absence ça venait d’arriver c’est maintenant passé voilà qu’il t’invite sans le vouloir à lui rappeler les circonstances particulières de ta visite d’alors. L’autre fois tu étais venue par curiosité pour sa science de guérissage ses compétences de renouage soigner par les pieds c’est ce qu’il fait médium c’est un truc en plus Tu continues à venir chaque fois que tu es dans le coin fascinée charmée surface tranquille jours calmes de ce lac au bord duquel il a sa maison. Est-ce cela qu’il voit ? Dont il parle ? Sa question ? La mort de ta mère ? Tu es un peu scandalisée Probablement parce que tu crois devoir l’être Probablement parce que tu ne sais pas comment être en présence de cet homme-poisson qui te rappelle ta mère-poisson Il ne dit rien pendant un moment. Quand il répond tu écoutes très fort. Tu ne sais pas où est la pensée. Non il dit. Je ne parle pas de cela ce n’est pas à cela que je pense La mort de votre mère je me souviens je crois vous m’en aviez parlé mais je vois autre chose à présent Ce serait dit-il plutôt un homme. Bienveillant Qui vous regarde et est satisfait de vous Une certaine fierté peut-être. Tu as le souffle un peu coupé Tu es un peu bouche bée Tu attends mais c’est tout rien d’autre ne vient pas de pensée jumelle Tu dis : Quelqu’un qui vit au loin ça pourrait faire l’affaire ? Tu dis ça au hasard N’ayant pas d’autre deuil récent à déplorer Quelqu’un dont je suis séparée ? Un deuil comme ça vous voulez dire ? Comme on dit maintenant faire son deuil pour dire Move on girl Get over it Ce qui veut dire désendeuille-toi de ceci et de cela ne porte pas le deuil Why do you suffer so much ? une rupture un déménagement la perte d’un travail Fais ton deuil n’espère plus ne pleure pas. Lâche l’affaire. D’accord, tu lâches l’affaire tu n’arrêtes pas de lâcher l’affaire L’affaire te prend et te lâche et toi tu lâches tout le temps Tu laisses filer Tout ça tout ça Le boulot que c’est d’entretenir une relation je vous dis pas C’est Marie-Claire qui dit ça et tu la crois. Non, il dit avec délicatesse comme pour ne pas te heurter Je vois une personne décédée Vraiment Simplement plus là Peut-être il y a – peut-être depuis longtemps. Anatole Tombé tousse un peu. Comme si l’impossible devait Se faire Un chemin A travers lui A coups de machette Tu réfléchis. Il dit : La dernière fois que je vous ai vue, vous étiez engagée dans des recherches généalogiques. Tu le regardes De quoi il parle. – Vous êtes toujours dans ces recherches ? Non, plus vraiment, tu dis. C’est vrai il y a quelques mois Tu étais préoccupée par le patronyme l’orthographe et la prononciation qui semblent refouler l’origine ce qu’on appelle ainsi géographique linguistique culturelle Des semaines des mois ça a été comme une obsession Essayer de retrouver presque uniquement par voie spéculative n’ayant inexplicablement peut-être pas le goût d’enquêter en archives dans les villes la région le pays d’où provient le nom Tu as donc inquisitrice subreptice en loucedé recherché sa signification par questions ponctions l’air de rien carottages historico-culturels onomastiques temps de la translittération et aussi imputation du choix graphique la signification du geste dans le temps colonial (paresse de fonctionnaire ou désir d’Europe d’un aïeul éperdu d’échapper à sa condition ? Le grand-père ou un autre, plus ancien encore ?) Obséder de questions, de scénarios inventés de fictions dont il s’agit de tester la vraisemblance ceux de tes amis arabisants qui pourraient t’éclairer. Essayer d’intéresser celles de tes amies nées au bled dont l’histoire familiale ressemble peu ou prou à la tienne et dont les souvenirs tellement plus clairs que les tiens te semblent aussi plus intéressants plus ancrés dans la géographie parentale que les tiens opacifiés comme étouffés par les strates du vouloir-être post-apocalyptique familial. Ton patronyme à toi ressemble à un nom européen presque un nom de colons Tu sais pourtant que c’est un vrai nom du vieux pays un vieux nom de là-bas ruralité contreforts de l’Atlas Debdou ou Sefrou Tu te rappelles la manière dont le père insistait sur la prononciation : ayin, pas alif. Pourquoi alors s’écrit-il ce nom comme un nom italien ? Quel secret la translittération cèle-t-elle ? Comment l’enjôleras-tu à te le révéler ? Un jour ta mère est morte Oui C’est aussi vrai aujourd’hui que ce jour-là Celle de tes mères qui avait teint d’albâtre et cheveux de jais comme certaines femmes de là-bas Blanches-neiges du bled Ta mère un peu allemande un peu no-man’s land amnésique d’enfance cachée oublieuse de tout Où donc ai-je mis ceci cela mes souvenirs d’enfance le sens des mots Qui rangeait tout toujours Et tout était toujours en désordre Et gardait tout toujours et tout se perdait et tout était toujours déjà perdu. Le lendemain de l’enterrement – alors que le monde n’était pas encore tout à fait recomposé pas encore refermé reformé à la disparition de ta mère ayant été pris par surprise – comme par gracieuse inadvertance comme pour te donner de quoi tenir dans l’intervalle ou participer à la recomposition du monde ou seulement pour faire diversion une sœur de ton père a lâché quelques bribes sur l’aïeul que tu n’as pas connu il était temps pour toi d’en apprendre un peu sur lui quelques avaricieux fragments ajoutés à ceux plus décharnés encore dont tu disposais ont relancé ta quête fouille abstraite et méditative dans les archives déposées en toi strates souvenirs (les tiens, ceux des parents transmis d’inconscient à inconscient) paroles (les mots qu’on entend enfant qu’on n’oublie plus jamais et tente toute sa vie d’élucider) affects (ceux qui te traversent dont tu ne sais que faire, d’inconscient à inconscient on vous dit) reconstitution patiente examen miette par miette souvenirs transmis à la lumière parcellaire connaissance historique. Élucidation lignée patronymique Pourquoi ? Pas d’autres chats à fouetter ? Si si mais ce pans-là de la folie familiale la raison coloniale de la négation de la colonisation. Nadia dit : Je préfère valises plutôt que folie Bon d’accord si tu veux Nadia Disons valises plutôt que folie Ou pire encore Névrose Tare Aveuglement Abrutissement Impossible Entraves Empêchements Eric dit : sacs de cailloux pierre dans la chaussure Ça va aussi. Anatole dit : Ce serait quelqu’un de respecté, de cultivé. Toi : Oui oui respecté et cultivé mon grand-père c’est ce qui m’a été dit sa mémoire transmise c’est ainsi que nous avons étés élevés révérente déférente dévotieuse mémoire aïeul vertueux sage bon savant fondateur de lignée patriarche. Anatole tâtonne cherche à clarifier vision : – Philosophe peut-être ? – Je ne crois pas, tu dis. Dubitative Plutôt culture d’emprunt tardive volontaire passionnément difficilement acquise arborée désirée (Joseph Caro qui écrivait à Safed en Palestine au seizième siècle et publia à Venise dit que l’arbre qui a plus de branches que de racines est fragile celui qui a plus de racines que de branches est stérile). Je vois quelqu’un d’ouvert sur le monde, dit Antoine Tombé. Peut-être amateur de voyages ? Tu hésites à le détromper à nouveau Tu crains de le décourager Ce jeu te plaît un plaisir un peu frelaté peut-être d’accord mais dont tu peux faire ton miel feu de tout bois Pardon Anatole Tombé de vous prendre pour marchepied mais je n’ai pas les moyens de faire la difficile. – Non, tu dis. Je ne crois pas qu’il ait beaucoup voyagé pas au sens où vous l’entendez. Intermède : Anatole Tombé c’est précieux t’explique comment ça se passe : il voit une fenêtre ouverte il interprète : ouvert sur le monde Une vieille mappemonde de bois il dit : nombreux voyages. Bon. Peut-être pour ses entreprises ses affaires dont personne d’ailleurs ne semble rien savoir de très précis Mais sûrement pas très loin non de tels voyages loin du bled sont peu probables. Ouvert sur le monde, si on veut Il faut alors interpréter une telle formule, si elle est juste depuis l’embrassement de la puissance coloniale par le jeune homme de vingt ans désireux avide de sortir de son monde pauvre et sans doute comme le dit ta tante étriqué Mais ça comment le dire à Anatole Tombé dans ce village si loin de l’Afrique sans trahir ton grand-père ni toi-même sans livrer à cet homme blanc un peu fade et doux duveteux comme un poussin jaune sans méchanceté mais sans innocence car l’ignorance ne disculpe de rien tu voudrais ici le rappeler Cet homme paisible et satisfait lui livrer non tu ne le feras pas les clés d’un monde dont il ne saurait que faire et l’abandonnerait (faire son deuil) dans la friche de son esprit non racheté par ses visions même si tu recueilles pour ton miel les paroles qu’elles occasionnent Anatole Tombé garde longtemps le silence. C’est ainsi que tu reconstitues entre séances de médiumnie méditations extralucides et archéologie spéculative l’existence de celui que tu appelles à présent Rahim Amr Ali né à Fès au mellah en 1892 dans une famille misérable misère crasse, dit ta tante une famille traditionnelle Il faut dire qu’à l’époque on vivait comme des Arabes quand elle a dit ça tu as écarquillé dégluti vacillé mais elle l’a dit oui et tu l’as laissée dire ni interrompue ni secouée tu ne lui as pas dit de se taire crainte de supprimer le petit filon d’information qui s’ouvrait parcimonieux et rare et bref et unique forcément elle repartait le lendemain pour un continent dont l’Afrique n’est pas tout à fait absente où tu ne vas plus jamais depuis (la mère de toutes les ruptures) et parce que même cette phrase était riche d’informations de miel à faire. Mais pour réparer la blessure des mots en rituel de purification pour qu’ils ne s’installent pas en toi ces mots vils tu as repris le fil délaissé de la vie de Rahim laissé filer le tissu de la fable racontée ce que tu savais ou croyais savoir du grand-père jamais connu Raymond son nom colonial l’homme de savoir et de culture le bourgeois de Fès qui avait installé sa famille en Ville nouvelle (On n’a jamais habité au mellah, dit ton père avec une fierté factuelle dont tu as mis du temps à percevoir le caractère inassumable honteux déchiré déchirant naïf et d’ailleurs inutile car du mellah ou d’ailleurs l’altérité repoussante des juifs ceux du Maroc comme ceux de Pologne pour les Français était irréfragable inéluctable et tu ne pourras pardonner à ton père et à ceux qui lui ont transmis cette répulsion de soi que lorsque tu auras réussi à dire tant bien que mal à faire ressurgir l’histoire par un acte ou une série d’actes qui sont en rapport avec l’incantation et la magie), l’homme qui s’était extrait de la « misère obscurantiste » du milieu d’origine pour « s’élever » commercer avec les Français faire la vie avec les Français (et les Françaises) acquérir une culture française parler français et installer sa famille en Ville Nouvelle comme on disait alors lui l’enfant d’une famille juive berbère du Tafilalet. Tu es allée contre ce qu’avait voulu celui de tes ancêtres qui avait décidé que ton nom s’écrirait comme un nom italien ou alors contre l’indifférence méprisante du fonctionnaire qui avait translittéré le nom. Simon dit : C’est souvent que les juifs avaient des prénoms musulmans Plus souvent les filles mais les garçons aussi Dans les milieux pauvres surtout Et les prénoms deviennent des patronymes on sait ça. Gilles dit : Oui ce nom est possible c’est un nom chiite il y a eu des chiites au bled. Tu constates que si c’est avec des femmes que tu partages ton hypothèse d’abord c’est à des hommes que tu demandes de la valider. Talkin’ bout a Revolution. Peut-être parce qu’il s’agit de faire revivre un homme le grand-père. Tu sais que tu es engagée dans une sorte d’opération magique convoquer l’esprit du grand-père Rahim Raymond Amr Ali Rahim le miséricordieux le bienveillant le clément en hébreu en arabe Et Raymond ben c’est Raymond quoi. – Et respecté ? Il insiste Anatole. Tu lui en sais gré Tu vois (c’est toi à présent qui vois oui) le vieil homme humilié par Vichy (le gouvernement français replié à Vichy) lui qui s’était à vingt ans jeté tout entier tout habillé tout saturé de pauvreté et d’ignorance désireux de vie et de lumière et de mots et de pensées nouvelles de scintillements de douceur de fraîcheur de modernité passionnément dans les bras des colons rejeter étroitesse du milieu d’origine renégat ayant répudié la femme qui lui avait été donnée quand il avait dix-neuf ans et elle dix-sept lui retirant à elle l’enfant qu’elle avait eu de lui le confiant à sa propre mère jusqu’à son remariage avec Fortunée (elle tu l’as connue ô va-nu-pieds gitane chiffonière aristocratique marrane l’éclat des megorashim trafiquante pour l’éternité nostalgie déclassement beauté sonore joie déterminée mellifique douceur et féroce volonté de briller rire altier souvenir de l’argenterie un peu clinquante mais belle et riche (comment ?) rare, des vestiges, un souvenir de grandeur Larache, Gibraltar) Il a vingt ans en 1912 Rahim les Français entrent au Maroc Il meurt en 1954 diabète et amertume épiphanie du mépris colonial que sous Vichy il n’avait plus réussi à ne pas voir (Il aurait fallu des formes d’aveuglement hors de sa portée même) L’amour de la « culture française » Fortunée partageait cet amour tu n’as pas besoin de l’imaginer tu gardes le souvenir vivace de la grand-mère lettrée qui citait Anatole France et Boris Pasternak Etait-ce en souvenir de l’époux ? (Et plus tard Germaine Greer et Erica Jong Cette soif d’être de son temps) Il aura désespérément cherché la reconnaissance « des Français » qui en retour l’auront méprisé toute sa vie trouvant obséquieuse la passion et les yeux trop brillants de ce jeune juif-arabe éperdument épris de culture française qui représentait du moins le croyait-il le ticket de sortie de son milieu misérable et resserré Et encore c’était un homme. La première épouse répudiée pour aller faire la vie n’aura pas eu cette issue. Au prix de son humiliation à elle de sa réclusion et de sa douleur à elle il a pu lui s’ouvrir au monde celui des colonisateurs. L’enfant de ce premier lit élevé par la seconde épouse en garda toute sa vie une insurmontable amertume Ta chère Fortunée en marâtre ? Rien là d’inconcevable Son sourire était ta chance rare mais tu percevais sans doute combien pour d’autre il pouvait être carnassier implacable. Un homme respecté donc le grand père ? Il faut répondre à Anatole. Obsédé en tous cas par le besoin de l’être tu n’as pas de mal à l’imaginer Quelque chose, le peu que tu sais dit cela le besoin inextinguible de revanche sociale. Anatole Tombé dit : Il vous approuve dans ce que vous faites Vous soutient Est fier de vous. Tu as envie de rire peut-être même persifler bref sursaut moderniste séculier comme si ta part rationnelle était menacée par ta part mystique alors que bien sûr non seulement il n’en est rien mais c’est le contraire. Or aucunement étrangère à la modernité ni au rationalisme la pensée New Age ou ce qui en tient lieu est indifférente à la provocation comme à l’humour et considère les puissances inexploitées des corps vivants humains comme un filon où se servir à condition d’en désamorcer la violence et la saleté Sa force est de ne pas nier la puissance des procédures traditionnelles de s’en emparer et de les nettoyer de leur étrangeté trouble de les rendre inoffensives de leur inoculer l’innocuité d’en faire des techniques individualisées désincarnées stériles Tu penses : l’intelligence d’Anatole est tout entière dans ses mains et aussi dans la lenteur de sa pensée qui donne à ses visions le même poids qu’à ses autres perceptions Lui parler d’irrationalisme n’aurait de sens qu’à faire miroiter son regard de lac-poisson Peu importe Tu as toi aussi ton agenda secret. Tout est bon qui peut te permettre de retrouver sous la trame du beau récit d’ascension sociale dans cette famille où se transmet depuis un siècle le sentiment désespéré du déclassement et la volonté implacable de s’en sortir c’est à dire d’effacer la chaîne de la misère de l’appartenance niée Tout est bon pour ce qui sert à comprendre la violence et la terreur qui là où les tiens se sont implantés dans des villes et en un temps dont pourtant violence et terreur étaient proclamées à jamais bannies ont hanté ta vie. Des temps propres et lisses comme la peau claire et duveteuse le corps et les traits délicats d’Anatole Tombé joli et doux comme une peluche au regard de verre Tu es prête à lui voler ses secrets les reprendre comme s’ils t’avaient jamais appartenu pour leur restituer la puissance sale et dangereuse qui n’aurait jamais dû cesser d’être la leur la tienne. Anatole Tombé ferait du vodou une pratique aérée légère docile aimable. Des gens comme toi sont au monde pour empêcher qu’il y parvienne définitivement jouer une nouvelle manche de l’appropriation se rappeler les tatouages des grand-mères les lignes de la main les sorts jetés et déroutés tbarkallah ! Tu regardes autour de toi Tu as eu un moment de colère blanche Tu t’étonnes tu retrouves ton calme. Dans la pièce rien n’a bougé Doucement tu acceptes d’entrer à nouveau dans la sphère de la fascination. Est-ce qu’il a remarqué quelque chose ? Est-ce qu’il a employé des moyens secrets occultes pour t’apaiser ? Est-ce que hésitant devant ta propre puissance tu lui prêtes encore des facultés qu’il ne saurait avoir ? Les visions d’Anatole Tombé quelle que soit leur nature te rendent une clarté dont tu n’as fait l’expérience qu’épisodiquement une transparence nouvelle. Tu écris à présent dans le train qui t’éloigne du village enneigé au bord du lac suisse. Le grand-père jamais connu Est mort depuis longtemps De lui tu ne sais que la déférence (même pas les récits) inculquée pour la figure du patriarche que les séances de médiumnie font revivre comme de petits morceaux de papier qu’on décolle un à un pour révéler une autre image Ou comme ces petits morceaux de papier colorés que ta mère vous faisait coller à toi et ton frère pour les décorations de Noël dans le petit appartement dans cet autre village enneigé montagne odeur de bois et de fumée où avait séjourné quelques années auparavant l’écrivain magnifique et noir poursuivi dans la rue par les enfants rieurs sans méchanceté et sans grâce Neger, Neger ! Avoir fait tant de chemin si loin de l’Afrique et de l’Amérique et se retrouver au cœur de la blancheur alpestre encore attestée par ces cris sans méchanceté ni grâce. La source chaude la neige le poulet posé sur le rebord de la fenêtre attendant le repas du soir pas de réfrigérateur en ces années en ces lieux le poulet fut mangé par le chat la chaleur du feu les décorations découpées dans du papier doré avec ta mère tes parents si jeunes (Quand plus tard tu as lu Baldwin tu as reconnu le village-montagne qu’il ne nomme pas pourtant le moment où il raconte les enfants qui le poursuivent en criant de bon cœur c’est-à-dire sans méchanceté sans grâce Neger Neger Parce qu’ils n’ont jamais vu jusqu’alors d’homme noir Quand tu as passé tes vacances d’enfant dans ce village ils étaient des adolescents ou de jeunes adultes) *** Quittant à présent en train le village lac où tout est confortable ample et large les cafés les restaurants les maisons les chemins les magasins les vignobles les caves à vin les gens Ce bled suisse si éloigné (la Suisse est grande, il y a de nombreux lacs, un nord et un sud) du bled-montagne décrit par Baldwin pauvre enneigé inconfortable impraticable comme un conte d’enfant dont tu te souviens tu voudrais comprendre ce qui fait de la Suisse un pays plus éloigné de l’Afrique que tout autre pays au monde et qui appelle l’Afrique plus que tout autre pays au monde où il est plus indispensable que partout ailleurs de convoquer un ailleurs et pour toi de préférence l’Afrique car c’est le continent auquel tu dois l’étrangeté pour les gens d’ici des traits de celles et ceux qui te ressemblent et dont ces gens se défendent par d’étranges incompréhensibles virulences irritations profanations comme ailleurs en Europe d’ailleurs Et cette Afrique en vous dont ils se défendent avant même que tu la saisisse en toi-même avant même que tu la reconnaisses en toi-même aussi ce qui fait que tu n’as su décrypter que bien plus tard et la violence et l’Afrique dont tu es issue sans presque en avoir rien su ni appris dont tu essaies de comprendre par quel chemin elle s’est inscrite en toi tenace malgré les efforts des tiens pour faire de ton corps un corps européen de ta langue une langue européenne de ton nom un nom européen c’est à dire dont la violence trafiquée parée insurmontée amour et piété est tout entière dirigée contre des gens comme toi Cette Afrique lovée en toi jusque dans tes os de paysanne berbère (Personne n’a des os aussi lourds ici Les fines attaches des femmes d’ici tu t’es longtemps désolée qu’aucune privation jamais ne te les donnerait) Ton corps et ton visage étranges tu les portes comme une inscription au front un tatouage impossible à effacer Ta peau claire ne dissimule pas tes traits sahariens et n’a jamais empêché personne de sourire en disant : tu dois bronzer facilement. Tu as parfois l’impression qu’il suffirait de t’écorcher un peu pour retrouver les traces des siècles passés sous la peau l’histoire des ancêtres et comprendre enfin d’où viennent la terreur et l’angoisse. Tu regardes à travers la vitre de la fenêtre du train Les paysages défilent familiers un peu trop verts. Plat d’épinards disait autrefois la mère de Marco.