Anatole Tombé

(Récit en formation)
 
 
Neige. Lac.
Pas le moindre petit bout d’Afrique
Ici
Ici
Non
Sauf un jour peut-être
Un peu
Comme un refus qui cesse
Mais maintenant
Non.
Seulement le blanc et le bleu
Pour mesurer le vert
les pentes vignobles
 
Dans la rue dans le village au bord du lac
suisse
(pourquoi suisse ?
cet autre pays à l’écart de tout
trop propre
trop poli
trop riche
trop vert
ce pays de lacs et de montagnes
justement il y a un lac et une montagne
dans ce récit
sans fluidité)
tu croises Anatole Tombé.
 
La neige tombe tout le temps.
Il te dit Venez me voir j’ai des choses à vous dire.
Tu es curieuse
Pas fervente pas en attente d’une réponse
Tu n’attends rien ces jours-là
tu regardes seulement la neige autour du lac et sur le lac
mais tu es curieuse d’entendre ce que veut te dire ce rebouteux de village
ce médium
ce soigneux
à regard délavé
ce qu’il a vu, ce qu’il voudrait que tu croies qu’il a vu
ce que crédule il croit avoir vu ?
Il est sincère tu n’en doutes pas.
Pourquoi ?
S’il était marabout
soigneur coranique
désenvoûteur d’Afrique
magnétiseur asiatique
est-ce que tu multiplierais les parades ?
Les gages de scepticisme
les tributs au sécularisme ?
Ou tu lui répondrais
Une autre fois peut-être ?
Homme jeune blond
blafard à peine
barbe de quelques jours
bien entretenue
cheveux pâles noués petit chignon
sur l’arrière de la tête
assez haut
Doigts fins
longs
Te regarde et te demande si ça t’intéresse
ce qu’il a à te dire.
Joli et un peu fade
Il est
doux
Parole lente
comme les gens d’ici
une lenteur que tu envies parfois
énormément
oui vraiment
pour la force d’affirmation que c’est
de parler comme ça
ça permet de
prendre le temps de
contempler
les pensées
sous tous leurs aspects
Dimensions volume
Ne pas en choisir une
plutôt qu’une autre
pas tout de suite
Ne pas s’accrocher à
Ne pas se laisser presser ni interrompre
S’étonner toujours un peu de ce flux
plutôt qu’y être pris
Tu voudrais voir en lui
Anatole Tombé
un marabout blanc
un soigneur coranique
laïque
(il a enlevé de sa porte l’inscription manuscrite
reboutage
son cabinet est décoré
sobrement
on dit ici
que sa compagne
dont décorer est le métier
a beaucoup de goût)
 
Te voici piégée
au lacs d’Anatole
le médium
déjà
presque ensorcelée
par la lenteur et la douceur
de son débit
la légère absence
qui semble être la sienne
quand il réfléchit
avant de parler.
Tu es gagnée léthargie
comme piquée
corps au repos
pensée lucide.
 
C’est après la mort de ta mère que tu es venue le voir
pour la première fois.
 
La douleur matérielle du corps
donne accès
à l’immatérielle
introuvable
illocale
Il soigne par les pieds
 
Il se souvient de ce qu’il a extrait de toi alors
Il cherche une suite
Comme un lecteur ou spectateur
Ne souhaite imposer
ni ses questions
ni ses visions.
Les pose
à disposition
détaché comme tu voudrais savoir l’être.
 
Tu voudrais être lente et détachée
De même
tu voudrais voyager dans certains pays où tu sais que tu n’iras jamais.
Bien sûr ça t’intéresse.
Tu te rappelle une chanson
tu entends la gouaille dans la voix qui chantait
tu ne sais plus la mélodie
tu n’es même pas sûre.
Parlez-moi de moi
Y a que ça qui m’intéresse
 
– Vous avez eu un deuil récemment ?
il te demande, Anatole.
 
Tu croyais qu’il se rappelait tout.
Ou rien.
Tout : l’invraisemblable performance qu’on prête
aux personnes
à qui on confie
son adresse
ses clés
son chat
une rumeur.
Rien : l’impression toujours affleure
de passer dans le monde
sans laisser de traces
inquiétude ou tentation
souvenir de Rober Walser
effleurer la neige
 
Mais Anatole se rappelle
des morceaux de ton histoire
récente
ce qui se passait quand tu l’as vu l’autre fois
ce qui arrivait
venait d’arriver
la mort de ta mère
l’inouï même
et ça l’est resté
par-delà chagrin et indifférence
l’absence de l’absence
ça venait d’arriver
c’est maintenant passé
voilà qu’il t’invite
sans le vouloir
à lui rappeler
les circonstances particulières de ta visite
d’alors.
 
L’autre fois tu étais venue
par curiosité
pour sa science de guérissage
ses compétences de renouage
soigner par les pieds
c’est ce qu’il fait
médium c’est un truc en plus
 
Tu continues à venir
chaque fois que tu es dans le coin
fascinée
charmée
surface tranquille
jours calmes
de ce lac au bord duquel
il a sa maison.
 
Est-ce cela qu’il voit ?
Dont il parle ?
Sa question ?
La mort de ta mère ?
Tu es un peu scandalisée
Probablement parce que tu crois devoir l’être
Probablement parce que tu ne sais pas comment être
en présence de cet homme-poisson
qui te rappelle ta mère-poisson
Il ne dit rien pendant un moment.
Quand il répond tu écoutes très fort.
Tu ne sais pas où est la pensée.
 
Non il dit.
Je ne parle pas de cela
ce n’est pas à cela
que je pense
La mort de votre mère
je me souviens
je crois
vous m’en aviez parlé
mais je vois autre chose
à présent
Ce serait
dit-il
plutôt un homme.
Bienveillant
Qui vous regarde et est satisfait de vous
Une certaine fierté peut-être.
 
Tu as le souffle un peu coupé
Tu es un peu bouche bée
Tu attends
mais c’est tout
rien d’autre ne vient
pas de pensée jumelle
 
Tu dis :
Quelqu’un qui vit au loin ça pourrait faire l’affaire ?
Tu dis ça au hasard
N’ayant pas d’autre deuil récent à déplorer
Quelqu’un dont je suis séparée ?
Un deuil comme ça vous voulez dire ?
Comme on dit maintenant faire son deuil
pour dire
Move on girl
Get over it
Ce qui veut dire
désendeuille-toi
de ceci et de cela
ne porte pas le deuil
Why do you suffer so much ?
une rupture un déménagement la perte d’un travail
Fais ton deuil
n’espère plus
ne pleure pas.
Lâche l’affaire.
D’accord, tu lâches l’affaire
tu n’arrêtes pas de lâcher
l’affaire
L’affaire
te prend et te lâche
et toi tu lâches
tout le temps
Tu laisses filer
Tout ça tout ça
Le boulot que c’est d’entretenir une relation
je vous dis pas
C’est Marie-Claire qui dit ça
et tu la crois.
 
Non, il dit avec délicatesse
comme pour ne pas te heurter
Je vois une personne décédée
Vraiment
Simplement plus là
Peut-être il y a –
peut-être
depuis
longtemps.
 
Anatole Tombé tousse un peu.
Comme si l’impossible devait
Se faire
Un chemin
A travers lui
A coups de machette
 
Tu réfléchis.
 
Il dit :
La dernière fois que je vous ai vue,
vous étiez engagée dans des recherches
généalogiques.
 
Tu le regardes
De quoi il parle.
 
– Vous êtes toujours dans ces recherches ?
 
Non, plus vraiment, tu dis.
 
C’est vrai il y a quelques mois
Tu étais préoccupée par le patronyme
l’orthographe et la prononciation
qui semblent refouler l’origine
ce qu’on appelle ainsi
géographique
linguistique
culturelle
Des semaines des mois
ça a été comme une obsession
Essayer de retrouver
presque uniquement par voie spéculative
n’ayant inexplicablement
peut-être
pas le goût d’enquêter en archives
dans les villes la région le pays
d’où provient le nom
Tu as donc
inquisitrice subreptice
en loucedé
recherché sa signification
par questions ponctions l’air de rien
carottages
historico-culturels
onomastiques
temps de la
translittération
et aussi
imputation
du choix graphique
la signification du geste
dans le temps colonial
(paresse de fonctionnaire
ou désir d’Europe
d’un aïeul éperdu d’échapper à sa condition ? 
Le grand-père ou un autre,
plus ancien encore ?)
Obséder de questions,
de scénarios inventés
de fictions dont il s’agit
de tester
la vraisemblance
ceux de tes amis arabisants qui pourraient t’éclairer.
Essayer d’intéresser
celles de tes amies
nées au bled
dont l’histoire familiale
ressemble
peu ou prou
à la tienne
et dont les souvenirs tellement plus clairs
que les tiens
te semblent aussi plus intéressants
plus ancrés
dans la géographie parentale
que les tiens
opacifiés comme étouffés
par les strates du vouloir-être post-apocalyptique
familial.
 
Ton patronyme à toi
ressemble à un nom européen
presque un nom de colons
Tu sais pourtant
que c’est un vrai nom du vieux pays
un vieux nom de là-bas
ruralité contreforts de l’Atlas
Debdou
ou
Sefrou
Tu te rappelles la manière dont le père
insistait sur la prononciation :
ayin, pas alif.
Pourquoi alors s’écrit-il
ce nom
comme un nom italien ?
Quel secret la translittération
cèle-t-elle ?
Comment l’enjôleras-tu
à te le révéler ?
 
Un jour ta mère est morte
Oui
C’est aussi vrai aujourd’hui que ce jour-là
 Celle de tes mères
qui avait teint d’albâtre et cheveux de jais
comme certaines femmes de là-bas
Blanches-neiges du bled
Ta mère un peu allemande
un peu no-man’s land
amnésique d’enfance cachée
oublieuse de tout
Où donc ai-je mis ceci cela
mes souvenirs d’enfance
le sens des mots
Qui rangeait tout
toujours
Et tout était toujours en désordre
Et gardait tout
toujours
et tout se perdait
et tout était toujours
déjà perdu.
 
Le lendemain de l’enterrement –
alors que le monde n’était pas encore tout à fait recomposé
pas encore refermé
reformé à la disparition de ta mère
ayant été pris par surprise –
comme par gracieuse inadvertance
comme pour te donner de quoi
tenir dans l’intervalle
ou participer à la recomposition du monde
ou seulement pour faire diversion
une sœur de ton père a lâché quelques bribes
sur l’aïeul que tu n’as pas connu
il était temps pour toi d’en apprendre un peu
sur lui
quelques avaricieux
fragments
ajoutés
à ceux plus décharnés encore
dont tu disposais
ont relancé ta quête
fouille abstraite et méditative dans les archives
déposées en toi
strates souvenirs
(les tiens, ceux des parents
transmis d’inconscient à inconscient)
paroles
(les mots qu’on entend enfant
qu’on n’oublie plus jamais et
tente toute sa vie d’élucider)
affects
(ceux qui te traversent dont tu ne sais que faire,
d’inconscient à inconscient on vous dit)
reconstitution patiente
examen miette par miette souvenirs transmis
à la lumière parcellaire connaissance historique. 
 
Élucidation lignée patronymique
Pourquoi ? Pas d’autres chats
à fouetter ?
Si si
mais
ce pans-là de la folie familiale
la raison coloniale
de la négation de la colonisation.
Nadia dit :
Je préfère valises
plutôt que folie
Bon
d’accord
si tu veux
Nadia
Disons valises plutôt que folie
Ou pire encore
Névrose
Tare
Aveuglement
Abrutissement
Impossible
Entraves
Empêchements
Eric dit :
sacs de cailloux
pierre dans la chaussure
Ça va aussi.
 
Anatole dit : Ce serait quelqu’un de respecté, de cultivé.
Toi :
Oui oui
respecté et cultivé
mon grand-père
c’est ce qui m’a été dit
sa mémoire transmise
c’est ainsi que nous avons étés
élevés
révérente déférente dévotieuse mémoire
aïeul vertueux
sage bon savant
fondateur de lignée
patriarche.
 
Anatole tâtonne
cherche à clarifier vision :
– Philosophe peut-être ?
– Je ne crois pas, tu dis.
Dubitative
Plutôt culture d’emprunt
tardive volontaire passionnément difficilement acquise arborée désirée
(Joseph Caro qui écrivait à Safed en Palestine au seizième siècle et publia à Venise dit que l’arbre qui a plus de branches que de racines est fragile celui qui a plus de racines que de branches est stérile).
 
Je vois quelqu’un d’ouvert sur le monde, dit Antoine Tombé.
Peut-être amateur de voyages ?
 
Tu hésites à le détromper à nouveau
Tu crains de le décourager
Ce jeu te plaît
un plaisir un peu frelaté
peut-être
d’accord
mais dont tu peux faire ton miel
feu de tout bois
Pardon Anatole Tombé
de vous prendre pour marchepied
mais je n’ai pas les moyens
de faire la difficile.
 
– Non, tu dis. Je ne crois pas qu’il ait beaucoup voyagé
pas au sens où vous l’entendez.
 
Intermède :
Anatole Tombé
c’est précieux
t’explique comment ça se passe : 
il voit une fenêtre ouverte
il interprète : ouvert sur le monde
Une vieille mappemonde de bois
il dit : nombreux voyages.
 
Bon.
Peut-être pour ses entreprises
ses affaires
dont personne d’ailleurs
ne semble rien savoir de très précis
Mais sûrement pas très loin
non
de tels voyages loin du bled
sont peu probables.
 
Ouvert sur le monde,
si on veut
Il faut alors interpréter une telle formule,
si elle est juste
depuis l’embrassement de la puissance coloniale
par le jeune homme de vingt ans
désireux
avide
de sortir de son monde
pauvre
et sans doute
comme le dit ta tante
étriqué
Mais ça comment le dire
à Anatole Tombé
dans ce village si loin de l’Afrique
sans trahir
ton grand-père
ni toi-même
sans livrer à cet homme
blanc
un peu fade
et doux
duveteux
comme un poussin jaune
sans méchanceté
mais sans innocence
car l’ignorance
ne disculpe de rien
tu voudrais ici
le rappeler
Cet homme
paisible et satisfait
lui livrer non tu ne le feras pas
les clés d’un monde
dont il ne saurait
que faire
et l’abandonnerait
(faire son deuil)
dans la friche de son esprit
non racheté par ses visions
même si tu recueilles pour ton miel
les paroles qu’elles occasionnent
 
Anatole Tombé
garde longtemps le silence.
 
C’est ainsi que tu reconstitues
entre séances de médiumnie
méditations extralucides
et archéologie spéculative
 l’existence de
celui que tu appelles à présent
Rahim Amr Ali
né à Fès au mellah en 1892
dans une famille
misérable
misère crasse, dit ta tante
une famille traditionnelle
Il faut dire qu’à l’époque on vivait comme des Arabes
quand elle a dit ça tu as
écarquillé dégluti vacillé
mais elle l’a dit oui
et tu l’as laissée dire
ni interrompue
ni secouée
tu ne lui as pas dit de se taire
crainte de supprimer
le petit filon d’information qui s’ouvrait
parcimonieux et rare
et bref
et unique
forcément
elle repartait le lendemain
pour un continent
dont l’Afrique n’est pas tout à fait absente
où tu ne vas plus jamais
depuis (la mère de toutes les ruptures)
et parce que même cette phrase était riche d’informations
de miel à faire.
 
Mais pour réparer la blessure des mots
en rituel de purification
pour qu’ils ne s’installent pas en toi
ces mots
vils
tu as repris le fil délaissé de la vie de
Rahim
laissé filer le tissu de la fable
racontée
ce que tu savais ou croyais savoir
du grand-père jamais connu
Raymond
son nom colonial
l’homme de savoir et de culture le bourgeois
de Fès
qui avait installé sa famille en Ville nouvelle
(On n’a jamais habité au mellah, dit ton père
avec une fierté
factuelle
dont tu as mis du temps
à percevoir le caractère
inassumable honteux déchiré déchirant
naïf
et d’ailleurs
inutile
car du mellah ou d’ailleurs
l’altérité repoussante
des juifs
ceux du Maroc
comme ceux de Pologne
pour les Français
était irréfragable
inéluctable
et tu ne pourras pardonner
à ton père
et à ceux qui lui ont transmis cette
répulsion de soi
que lorsque tu auras réussi à
dire tant bien que
mal
à faire ressurgir
l’histoire
par un acte
ou une série d’actes
qui sont en rapport
avec l’incantation
et la magie),
l’homme qui s’était
extrait
de la « misère obscurantiste » du
milieu d’origine pour
« s’élever »
commercer avec
les Français 
faire la vie avec
les Français (et les Françaises)
acquérir une culture
française parler
français et installer sa
famille
en Ville Nouvelle
comme on disait alors
lui
l’enfant d’une famille juive berbère
du Tafilalet.
 
Tu es allée contre
ce qu’avait voulu celui
de tes ancêtres
qui avait décidé
que ton nom s’écrirait
comme un nom italien
ou alors contre
l’indifférence méprisante du fonctionnaire qui
avait translittéré le nom.
Simon dit : C’est souvent que les juifs avaient des prénoms musulmans
Plus souvent les filles mais les garçons
aussi
Dans les milieux pauvres surtout
Et les prénoms deviennent des patronymes on sait ça.
Gilles dit : Oui
ce nom est possible c’est un nom
chiite il y a eu
des chiites
au bled.
 
Tu constates que si
c’est avec des femmes que tu
partages ton hypothèse
d’abord
c’est à des hommes
que tu demandes de la valider.
Talkin’ bout a Revolution.
Peut-être parce qu’il s’agit de faire revivre
un homme
le grand-père.
 
Tu sais que tu es engagée dans une sorte d’opération magique
convoquer l’esprit
du grand-père
Rahim Raymond Amr Ali
Rahim
le miséricordieux
le bienveillant
le clément
en hébreu en arabe
Et Raymond
ben c’est Raymond quoi.
 
– Et respecté ?
 
Il insiste Anatole.
Tu lui en sais gré
Tu vois
(c’est toi à présent qui vois oui)
le vieil homme humilié par Vichy
(le gouvernement français replié à Vichy)
lui qui s’était à vingt ans jeté tout entier
tout habillé
tout saturé de pauvreté et d’ignorance
désireux de vie et de lumière et de mots et de pensées nouvelles
de scintillements
de douceur de fraîcheur
de modernité
passionnément
dans les bras des colons
rejeter étroitesse du milieu d’origine
renégat
ayant répudié la femme qui lui avait été donnée
quand il avait dix-neuf ans
et elle dix-sept
lui retirant à elle
l’enfant qu’elle avait eu de lui
le confiant à sa propre mère jusqu’à
son remariage
avec Fortunée
(elle tu l’as connue
ô
va-nu-pieds gitane chiffonière
aristocratique marrane
l’éclat des megorashim
trafiquante
pour l’éternité
nostalgie déclassement beauté sonore joie déterminée
mellifique douceur
et féroce volonté de briller
rire altier
souvenir de l’argenterie
un peu clinquante
mais belle et riche (comment ?)
rare, des vestiges, un souvenir de grandeur
Larache, Gibraltar)
 
Il a vingt ans en 1912 Rahim
les Français entrent au Maroc
Il meurt en 1954
diabète
et amertume
épiphanie du mépris colonial
que sous Vichy il n’avait plus réussi à ne pas voir
(Il aurait fallu des formes d’aveuglement
hors de sa portée même)
L’amour de la « culture française »
Fortunée
partageait cet amour
tu n’as pas besoin de l’imaginer
tu gardes
le souvenir vivace de la grand-mère
lettrée
qui citait Anatole France
et Boris Pasternak
Etait-ce en souvenir de l’époux ?
(Et plus tard Germaine Greer et Erica Jong
Cette soif d’être de son temps)
Il aura désespérément cherché la reconnaissance « des Français »
qui en retour l’auront méprisé toute sa vie
trouvant obséquieuse la passion et les yeux trop brillants de ce jeune
juif-arabe
éperdument épris de culture française
qui représentait
du moins le croyait-il
le ticket de sortie de son milieu misérable et resserré
 
Et encore
c’était un homme.
 
La première épouse
répudiée pour aller
faire la vie
n’aura pas eu cette issue.
Au prix de son humiliation à elle
de sa réclusion et de sa douleur
à elle
il a pu
lui
s’ouvrir au monde 
celui des colonisateurs.
 
L’enfant de ce premier lit
élevé par la seconde épouse
en garda toute sa vie une insurmontable amertume
Ta chère Fortunée en marâtre ?
Rien là d’inconcevable
Son sourire était ta chance
rare
mais tu percevais sans doute
combien
pour d’autre
il pouvait être
carnassier
implacable.
 
Un homme respecté donc le grand père ?
Il faut répondre à Anatole.
Obsédé en tous cas
par le besoin de l’être
tu n’as pas de mal à l’imaginer
Quelque chose, le peu que tu sais
dit cela
le besoin inextinguible de revanche sociale.
 
Anatole Tombé dit : Il vous approuve dans ce que vous faites
Vous soutient
Est fier de vous.
 
Tu as envie de rire
peut-être même
persifler
bref sursaut moderniste
séculier
comme si ta part rationnelle était menacée par ta part mystique
alors que bien sûr
non seulement il n’en est rien
mais c’est le contraire.
Or
aucunement étrangère à la modernité
ni au rationalisme
la pensée New Age
ou ce qui en tient lieu
est indifférente à la provocation
comme à l’humour
et considère les puissances inexploitées des corps vivants
humains
comme un filon où se servir
à condition
d’en désamorcer la violence et la saleté
Sa force est de ne pas nier la puissance des procédures
traditionnelles
de s’en emparer et de les nettoyer de leur étrangeté
trouble
de les rendre inoffensives
de leur inoculer
l’innocuité
d’en faire des techniques individualisées
désincarnées stériles
Tu penses :
l’intelligence d’Anatole est tout entière
dans ses mains
et aussi dans
la lenteur de sa pensée
qui donne à ses visions
le même poids
qu’à ses autres perceptions
Lui parler d’irrationalisme n’aurait de sens
qu’à faire miroiter son regard de lac-poisson
Peu importe
Tu as toi aussi ton agenda secret.
Tout est bon qui peut te permettre de retrouver
sous la trame du beau récit d’ascension sociale
dans cette famille où se transmet
depuis un siècle
le sentiment désespéré du déclassement et
la volonté implacable de
s’en sortir
c’est à dire d’effacer
la chaîne de la misère de l’appartenance niée
Tout est bon pour ce qui sert à
comprendre la
violence et la
terreur qui
là où les tiens se sont implantés
dans des villes et en un temps dont pourtant
violence et terreur
étaient proclamées
à jamais bannies
ont hanté
ta vie.
Des temps propres et lisses comme la peau
claire et duveteuse
le corps et les traits délicats
d’Anatole Tombé
joli et doux comme une peluche
au regard de verre
Tu es prête à lui voler
ses secrets
les reprendre comme s’ils t’avaient jamais
appartenu
pour leur restituer
la puissance
sale et dangereuse
qui n’aurait jamais dû cesser d’être la leur
la tienne.
Anatole Tombé ferait du vodou une pratique aérée légère docile
aimable.
Des gens comme toi sont au monde pour empêcher qu’il y parvienne
définitivement
jouer une nouvelle manche de l’appropriation
se rappeler les tatouages des grand-mères les lignes de la main les sorts jetés
et déroutés
tbarkallah !
 
Tu regardes autour de toi
Tu as eu un moment de colère blanche
Tu t’étonnes tu retrouves ton calme.
Dans la pièce rien n’a bougé
Doucement tu acceptes d’entrer à nouveau dans la sphère de la fascination.
Est-ce qu’il a remarqué quelque chose ?
Est-ce qu’il a employé des moyens secrets occultes pour t’apaiser ?
Est-ce que
hésitant devant ta propre puissance 
tu lui prêtes encore des facultés qu’il ne saurait avoir ?
 
Les visions d’Anatole Tombé quelle que soit leur nature
te rendent une clarté
dont tu n’as fait l’expérience qu’épisodiquement
une transparence nouvelle.
 
Tu écris à présent
dans le train qui t’éloigne du village enneigé
au bord du lac suisse.
 
Le grand-père jamais connu
Est mort depuis longtemps
De lui tu ne sais
que la déférence (même pas les récits)
inculquée
pour la figure du patriarche
que les séances de médiumnie
font revivre
comme de petits morceaux de papier
qu’on décolle
un à un
pour révéler
une autre image
Ou comme
ces petits morceaux de papier
colorés
que ta mère vous faisait coller
à toi et ton frère
pour les décorations de Noël
dans le petit appartement
dans cet autre village enneigé
montagne
odeur de bois et de fumée
où avait séjourné
quelques années auparavant
l’écrivain magnifique
et noir
poursuivi dans la rue par les enfants rieurs
sans méchanceté
et sans grâce
Neger, Neger !
Avoir fait tant de chemin
si loin de l’Afrique et de l’Amérique
et se retrouver au cœur de la blancheur
alpestre
encore
attestée par ces cris
sans méchanceté
ni grâce.
 
La source chaude
la neige
le poulet posé sur le rebord de la fenêtre
attendant le repas du soir
pas de réfrigérateur
en ces années en ces lieux
le poulet fut mangé par le chat
la chaleur du feu
les décorations découpées
dans du papier doré
avec ta mère
tes parents si jeunes
 
(Quand plus tard tu as lu Baldwin
tu as reconnu le village-montagne
qu’il ne nomme pas pourtant
le moment où il raconte
les enfants qui le poursuivent en criant
de bon cœur
c’est-à-dire
sans méchanceté
sans grâce
Neger
Neger
Parce qu’ils n’ont jamais vu
jusqu’alors
d’homme noir
Quand tu as passé tes vacances d’enfant dans ce village
ils étaient
des adolescents
ou de jeunes adultes)
 
***

Quittant à présent
en train
le village lac
où tout est confortable
ample
et large
les cafés
les restaurants
les maisons
les chemins
les magasins
les vignobles
les caves à vin
les gens
Ce bled suisse si éloigné
(la Suisse est grande, il y a de nombreux lacs,
un nord et un sud)
du bled-montagne
décrit par Baldwin
pauvre enneigé inconfortable impraticable
comme un conte d’enfant
dont tu te souviens
tu voudrais comprendre ce qui fait de la Suisse un pays
plus éloigné de l’Afrique
que tout autre pays au monde
et qui appelle l’Afrique
plus que tout autre pays au monde
où il est plus indispensable que partout ailleurs
de convoquer un ailleurs et
pour toi
de préférence l’Afrique
car c’est le continent auquel tu dois
l’étrangeté
pour les gens d’ici
des traits de celles
et ceux qui te ressemblent
et dont ces gens se défendent
par d’étranges
incompréhensibles
virulences irritations profanations
comme ailleurs en Europe
d’ailleurs
Et cette Afrique en vous
dont ils se défendent
avant même que tu la saisisse en toi-même
avant même que tu la reconnaisses
en toi-même aussi
ce qui fait que tu n’as su décrypter que bien plus tard
et la violence
et l’Afrique
dont tu es issue sans presque en avoir rien su ni appris
dont tu essaies de comprendre par quel chemin
elle s’est inscrite en toi
tenace
malgré les efforts des tiens
pour faire de ton corps un corps
européen
de ta langue une langue
européenne
de ton nom un nom
européen
c’est à dire dont la violence trafiquée parée insurmontée
amour et piété
est tout entière dirigée contre des gens
comme toi
Cette Afrique lovée en toi
jusque dans tes os
de paysanne berbère
(Personne n’a des os aussi lourds ici
Les fines attaches des femmes d’ici
tu t’es longtemps désolée qu’aucune privation jamais
ne te les donnerait)
Ton corps et ton visage étranges
tu les portes comme
une inscription au front
un tatouage impossible à effacer
Ta peau claire ne dissimule pas
tes traits sahariens
et n’a jamais
empêché personne
de sourire en disant : tu dois bronzer facilement.
Tu as parfois
l’impression qu’il suffirait
de t’écorcher un peu
pour retrouver les traces
des siècles passés
sous la peau l’histoire des ancêtres
et comprendre enfin d’où viennent
la terreur et l’angoisse.
Tu regardes à travers la vitre
de la fenêtre
du train
Les paysages défilent
familiers
un peu trop verts.
Plat d’épinards
disait autrefois
la mère de Marco.