Anatole Tombé

  
  
 Neige. Lac. 
 Pas le moindre petit bout d’Afrique
 Ici
 Ici
 Non
 Sauf un jour peut-être
 Un peu
 Comme un refus qui cesse
 Mais maintenant
 Non.
 Seulement le blanc et le bleu
 Pour mesurer le vert
 les pentes vignobles
  
 Dans la rue dans le village au bord du lac 
 suisse 
 (pourquoi suisse ?
 cet autre pays à l’écart de tout
 trop propre
 trop poli
 trop riche
 trop vert
 ce pays de lacs et de montagnes
 justement il y a un lac et une montagne
 dans ce récit
 sans fluidité)
 tu croises Anatole Tombé. 
  
 La neige tombe tout le temps.
 Il te dit Venez me voir j’ai des choses à vous dire.
 Tu es curieuse
 Pas fervente pas en attente d’une réponse 
 Tu n’attends rien ces jours-là 
 tu regardes seulement la neige autour du lac et sur le lac 
 mais tu es curieuse d’entendre ce que veut te dire ce rebouteux de village 
 ce médium
 ce soigneux
 à regard délavé 
 ce qu’il a vu, ce qu’il voudrait que tu croies qu’il a vu
 ce que crédule il croit avoir vu ? 
 Il est sincère tu n’en doutes pas. 
 Pourquoi ? 
 S’il était marabout 
 soigneur coranique
 désenvoûteur d’Afrique
 magnétiseur asiatique
 est-ce que tu multiplierais les parades ? 
 Les gages de scepticisme
 les tributs au sécularisme ? 
 Ou tu lui répondrais
 Une autre fois peut-être ?
 Homme jeune blond 
 blafard à peine
 barbe de quelques jours 
 bien entretenue
 cheveux pâles noués petit chignon 
 sur l’arrière de la tête
 assez haut
 Doigts fins 
 longs
 Te regarde et te demande si ça t’intéresse 
 ce qu’il a à te dire. 
 Joli et un peu fade
 Il est
 doux
 Parole lente 
 comme les gens d’ici
 une lenteur que tu envies parfois 
 énormément
 oui vraiment
 pour la force d’affirmation que c’est 
 de parler comme ça
 ça permet de 
 prendre le temps de 
 contempler 
 les pensées 
 sous tous leurs aspects
 Dimensions volume
 Ne pas en choisir une 
 plutôt qu’une autre
 pas tout de suite
 Ne pas s’accrocher à
 Ne pas se laisser presser ni interrompre
 S’étonner toujours un peu de ce flux 
 plutôt qu’y être pris
 Tu voudrais voir en lui 
 Anatole Tombé 
 un marabout blanc 
 un soigneur coranique
 laïque
 (il a enlevé de sa porte l’inscription manuscrite 
 reboutage
 son cabinet est décoré 
 sobrement 
 on dit ici 
 que sa compagne 
 dont décorer est le métier
 a beaucoup de goût)
  
 Te voici piégée 
 au lacs d’Anatole
 le médium
 déjà 
 presque ensorcelée 
 par la lenteur et la douceur 
 de son débit 
 la légère absence 
 qui semble être la sienne 
 quand il réfléchit 
 avant de parler. 
 Tu es gagnée léthargie 
 comme piquée
 corps au repos
 pensée lucide. 
  
 C’est après la mort de ta mère que tu es venue le voir 
 pour la première fois.
  
 La douleur matérielle du corps
 donne accès
 à l’immatérielle
 introuvable
 illocale 
 Il soigne par les pieds
  
 Il se souvient de ce qu’il a extrait de toi alors 
 Il cherche une suite
 Comme un lecteur ou spectateur
 Ne souhaite imposer 
 ni ses questions 
 ni ses visions. 
 Les pose
 à disposition 
 détaché comme tu voudrais savoir l’être. 
  
 Tu voudrais être lente et détachée 
 De même 
 tu voudrais voyager dans certains pays où tu sais que tu n’iras jamais. 
 Bien sûr ça t’intéresse. 
 Tu te rappelle une chanson 
 tu entends la gouaille dans la voix qui chantait 
 tu ne sais plus la mélodie 
 tu n’es même pas sûre.
 Parlez-moi de moi
 Y a que ça qui m’intéresse
  
 – Vous avez eu un deuil récemment ? 
 il te demande, Anatole.
  
 Tu croyais qu’il se rappelait tout. 
 Ou rien. 
 Tout : l’invraisemblable performance qu’on prête 
 aux personnes 
 à qui on confie 
 son adresse
 ses clés
 son chat
 une rumeur.
 Rien : l’impression toujours affleure 
 de passer dans le monde 
 sans laisser de traces
 inquiétude ou tentation
 souvenir de Rober Walser
 effleurer la neige 
  
 Mais Anatole se rappelle 
 des morceaux de ton histoire 
 récente
 ce qui se passait quand tu l’as vu l’autre fois
 ce qui arrivait
 venait d’arriver
 la mort de ta mère
 l’inouï même
 et ça l’est resté
 par-delà chagrin et indifférence
 l’absence de l’absence
 ça venait d’arriver
 c’est maintenant passé 
 voilà qu’il t’invite 
 sans le vouloir
 à lui rappeler 
 les circonstances particulières de ta visite
 d’alors.
  
 L’autre fois tu étais venue
 par curiosité
 pour sa science de guérissage
 ses compétences de renouage
 soigner par les pieds
 c’est ce qu’il fait
 médium c’est un truc en plus
  
 Tu continues à venir 
 chaque fois que tu es dans le coin
 fascinée 
 charmée
 surface tranquille
 jours calmes
 de ce lac au bord duquel 
 il a sa maison.
  
 Est-ce cela qu’il voit ? 
 Dont il parle ? 
 Sa question ? 
 La mort de ta mère ? 
 Tu es un peu scandalisée
 Probablement parce que tu crois devoir l’être
 Probablement parce que tu ne sais pas comment être 
 en présence de cet homme-poisson
 qui te rappelle ta mère-poisson
 Il ne dit rien pendant un moment. 
 Quand il répond tu écoutes très fort.
 Tu ne sais pas où est la pensée.
  
 Non il dit. 
 Je ne parle pas de cela
 ce n’est pas à cela
 que je pense
 La mort de votre mère
 je me souviens 
 je crois
 vous m’en aviez parlé
 mais je vois autre chose
 à présent
 Ce serait
 dit-il
 plutôt un homme. 
 Bienveillant 
 Qui vous regarde et est satisfait de vous 
 Une certaine fierté peut-être. 
  
 Tu as le souffle un peu coupé 
 Tu es un peu bouche bée
 Tu attends
 mais c’est tout
 rien d’autre ne vient
 pas de pensée jumelle
  
 Tu dis : 
 Quelqu’un qui vit au loin ça pourrait faire l’affaire ? 
 Tu dis ça au hasard
 N’ayant pas d’autre deuil récent à déplorer
 Quelqu’un dont je suis séparée ? 
 Un deuil comme ça vous voulez dire ?
 Comme on dit maintenant faire son deuil
 pour dire
 Move on girl
 Get over it
 Ce qui veut dire
 désendeuille-toi
 de ceci et de cela
 ne porte pas le deuil
 Why do you suffer so much ?
 une rupture un déménagement la perte d’un travail
 Fais ton deuil
 n’espère plus
 ne pleure pas.
 Lâche l’affaire.
 D’accord, tu lâches l’affaire
 tu n’arrêtes pas de lâcher 
 l’affaire
 L’affaire
 te prend et te lâche
 et toi tu lâches
 tout le temps
 Tu laisses filer
 Tout ça tout ça
 Le boulot que c’est d’entretenir une relation
 je vous dis pas
 C’est Marie-Claire qui dit ça
 et tu la crois.
  
 Non, il dit avec délicatesse
 comme pour ne pas te heurter 
 Je vois une personne décédée 
 Vraiment
 Simplement plus là
 Peut-être il y a –
 peut-être
 depuis 
 longtemps.
  
 Anatole Tombé tousse un peu.
 Comme si l’impossible devait 
 Se faire 
 Un chemin
 A travers lui
 A coups de machette
  
 Tu réfléchis.
  
 Il dit : 
 La dernière fois que je vous ai vue, 
 vous étiez engagée dans des recherches 
 généalogiques.
  
 Tu le regardes 
 De quoi il parle.
  
 – Vous êtes toujours dans ces recherches ?
  
 Non, plus vraiment, tu dis.
  
 C’est vrai il y a quelques mois
 Tu étais préoccupée par le patronyme 
 l’orthographe et la prononciation
 qui semblent refouler l’origine
 ce qu’on appelle ainsi 
 géographique 
 linguistique
 culturelle 
 Des semaines des mois 
 ça a été comme une obsession
 Essayer de retrouver 
 presque uniquement par voie spéculative 
 n’ayant inexplicablement 
 peut-être
 pas le goût d’enquêter en archives
 dans les villes la région le pays 
 d’où provient le nom 
 Tu as donc 
 inquisitrice subreptice
 en loucedé
 recherché sa signification 
 par questions ponctions l’air de rien
 carottages
 historico-culturels
 onomastiques
 temps de la 
 translittération 
 et aussi
 imputation
 du choix graphique
 la signification du geste 
 dans le temps colonial 
 (paresse de fonctionnaire 
 ou désir d’Europe 
 d’un aïeul éperdu d’échapper à sa condition ?  
 Le grand-père ou un autre, 
 plus ancien encore ?) 
 Obséder de questions, 
 de scénarios inventés
 de fictions dont il s’agit
 de tester
 la vraisemblance
 ceux de tes amis arabisants qui pourraient t’éclairer. 
 Essayer d’intéresser 
 celles de tes amies 
 nées au bled
 dont l’histoire familiale 
 ressemble 
 peu ou prou 
 à la tienne
 et dont les souvenirs tellement plus clairs 
 que les tiens 
 te semblent aussi plus intéressants 
 plus ancrés 
 dans la géographie parentale
 que les tiens
 opacifiés comme étouffés 
 par les strates du vouloir-être post-apocalyptique 
 familial.
  
 Ton patronyme à toi 
 ressemble à un nom européen 
 presque un nom de colons
 Tu sais pourtant 
 que c’est un vrai nom du vieux pays
 un vieux nom de là-bas
 ruralité contreforts de l’Atlas
 Debdou 
 ou
 Sefrou
 Tu te rappelles la manière dont le père 
 insistait sur la prononciation : 
 ayin, pas alif. 
 Pourquoi alors s’écrit-il
 ce nom
 comme un nom italien ? 
 Quel secret la translittération
 cèle-t-elle ?
 Comment l’enjôleras-tu
 à te le révéler ?
  
 Un jour ta mère est morte
 Oui
 C’est aussi vrai aujourd’hui que ce jour-là
  Celle de tes mères
 qui avait teint d’albâtre et cheveux de jais 
 comme certaines femmes de là-bas
 Blanches-neiges du bled
 Ta mère un peu allemande
 un peu no-man’s land
 amnésique d’enfance cachée
 oublieuse de tout
 Où donc ai-je mis ceci cela
 mes souvenirs d’enfance
 le sens des mots
 Qui rangeait tout
 toujours
 Et tout était toujours en désordre
 Et gardait tout 
 toujours
 et tout se perdait
 et tout était toujours
 déjà perdu.
  
 Le lendemain de l’enterrement –
 alors que le monde n’était pas encore tout à fait recomposé 
 pas encore refermé 
 reformé à la disparition de ta mère
 ayant été pris par surprise – 
 comme par gracieuse inadvertance
 comme pour te donner de quoi 
 tenir dans l’intervalle
 ou participer à la recomposition du monde
 ou seulement pour faire diversion
 une sœur de ton père a lâché quelques bribes
 sur l’aïeul que tu n’as pas connu
 il était temps pour toi d’en apprendre un peu
 sur lui
 quelques avaricieux 
 fragments 
 ajoutés 
 à ceux plus décharnés encore 
 dont tu disposais 
 ont relancé ta quête
 fouille abstraite et méditative dans les archives 
 déposées en toi
 strates souvenirs 
 (les tiens, ceux des parents
 transmis d’inconscient à inconscient)
 paroles 
 (les mots qu’on entend enfant
 qu’on n’oublie plus jamais et 
 tente toute sa vie d’élucider)
 affects 
 (ceux qui te traversent dont tu ne sais que faire, 
 d’inconscient à inconscient on vous dit)
 reconstitution patiente
 examen miette par miette souvenirs transmis 
 à la lumière parcellaire connaissance historique.  
  
 Élucidation lignée patronymique 
 Pourquoi ? Pas d’autres chats
 à fouetter ?
 Si si
 mais 
 ce pans-là de la folie familiale 
 la raison coloniale 
 de la négation de la colonisation.
 Nadia dit : 
 Je préfère valises
 plutôt que folie
 Bon
 d’accord
 si tu veux
 Nadia
 Disons valises plutôt que folie
 Ou pire encore
 Névrose
 Tare
 Aveuglement
 Abrutissement
 Impossible
 Entraves
 Empêchements
 Eric dit : 
 sacs de cailloux
 pierre dans la chaussure
 Ça va aussi.
  
 Anatole dit : Ce serait quelqu’un de respecté, de cultivé.
 Toi : 
 Oui oui
 respecté et cultivé
 mon grand-père 
 c’est ce qui m’a été dit
 sa mémoire transmise 
 c’est ainsi que nous avons étés 
 élevés 
 révérente déférente dévotieuse mémoire
 aïeul vertueux 
 sage bon savant
 fondateur de lignée
 patriarche.
  
 Anatole tâtonne
 cherche à clarifier vision : 
 – Philosophe peut-être ?
 – Je ne crois pas, tu dis.
 Dubitative 
 Plutôt culture d’emprunt
 tardive volontaire passionnément difficilement acquise arborée désirée
 (Joseph Caro qui écrivait à Safed en Palestine au seizième siècle et publia à Venise dit que l’arbre qui a plus de branches que de racines est fragile celui qui a plus de racines que de branches est stérile).
  
 Je vois quelqu’un d’ouvert sur le monde, dit Antoine Tombé. 
 Peut-être amateur de voyages ?
  
 Tu hésites à le détromper à nouveau
 Tu crains de le décourager
 Ce jeu te plaît
 un plaisir un peu frelaté 
 peut-être 
 d’accord
 mais dont tu peux faire ton miel
 feu de tout bois
 Pardon Anatole Tombé 
 de vous prendre pour marchepied 
 mais je n’ai pas les moyens 
 de faire la difficile.
  
 – Non, tu dis. Je ne crois pas qu’il ait beaucoup voyagé 
 pas au sens où vous l’entendez.
  
 Intermède :
 Anatole Tombé
 c’est précieux
 t’explique comment ça se passe : 
 il voit une fenêtre ouverte 
 il interprète : ouvert sur le monde 
 Une vieille mappemonde de bois
 il dit : nombreux voyages. 
  
 Bon. 
 Peut-être pour ses entreprises 
 ses affaires
 dont personne d’ailleurs 
 ne semble rien savoir de très précis 
 Mais sûrement pas très loin
 non
 de tels voyages loin du bled 
 sont peu probables. 
  
 Ouvert sur le monde, 
 si on veut
 Il faut alors interpréter une telle formule, 
 si elle est juste 
 depuis l’embrassement de la puissance coloniale 
 par le jeune homme de vingt ans
 désireux
 avide
 de sortir de son monde 
 pauvre 
 et sans doute 
 comme le dit ta tante
 étriqué
 Mais ça comment le dire 
 à Anatole Tombé
 dans ce village si loin de l’Afrique
 sans trahir 
 ton grand-père
 ni toi-même
 sans livrer à cet homme 
 blanc
 un peu fade
 et doux
 duveteux
 comme un poussin jaune
 sans méchanceté
 mais sans innocence
 car l’ignorance
 ne disculpe de rien
 tu voudrais ici
 le rappeler
 Cet homme
 paisible et satisfait
 lui livrer non tu ne le feras pas
 les clés d’un monde 
 dont il ne saurait
 que faire
 et l’abandonnerait 
 (faire son deuil)
 dans la friche de son esprit
 non racheté par ses visions
 même si tu recueilles pour ton miel
 les paroles qu’elles occasionnent 
  
 Anatole Tombé 
 garde longtemps le silence.
  
 C’est ainsi que tu reconstitues
 entre séances de médiumnie 
 méditations extralucides
 et archéologie spéculative
  l’existence de 
 celui que tu appelles à présent
 Rahim Amr Ali
 né à Fès au mellah en 1892 
 dans une famille 
 misérable
 misère crasse, dit ta tante
 une famille traditionnelle 
 Il faut dire qu’à l’époque on vivait comme des Arabes
 quand elle a dit ça tu as 
 écarquillé dégluti vacillé 
 mais elle l’a dit oui 
 et tu l’as laissée dire 
 ni interrompue
 ni secouée 
 tu ne lui as pas dit de se taire
 crainte de supprimer
 le petit filon d’information qui s’ouvrait
 parcimonieux et rare 
 et bref 
 et unique
 forcément 
 elle repartait le lendemain 
 pour un continent
 dont l’Afrique n’est pas tout à fait absente 
 où tu ne vas plus jamais
 depuis (la mère de toutes les ruptures)
 et parce que même cette phrase était riche d’informations 
 de miel à faire. 
  
 Mais pour réparer la blessure des mots
 en rituel de purification
 pour qu’ils ne s’installent pas en toi
 ces mots
 vils
 tu as repris le fil délaissé de la vie de 
 Rahim 
 laissé filer le tissu de la fable 
 racontée 
 ce que tu savais ou croyais savoir 
 du grand-père jamais connu
 Raymond 
 son nom colonial 
 l’homme de savoir et de culture le bourgeois 
 de Fès 
 qui avait installé sa famille en Ville nouvelle 
 (On n’a jamais habité au mellah, dit ton père
 avec une fierté 
 factuelle
 dont tu as mis du temps
 à percevoir le caractère
 inassumable honteux déchiré déchirant
 naïf
 et d’ailleurs
 inutile
 car du mellah ou d’ailleurs
 l’altérité repoussante 
 des juifs 
 ceux du Maroc 
 comme ceux de Pologne
 pour les Français
 était irréfragable
 inéluctable
 et tu ne pourras pardonner
 à ton père
 et à ceux qui lui ont transmis cette 
 répulsion de soi
 que lorsque tu auras réussi à 
 dire tant bien que 
 mal
 à faire ressurgir
 l’histoire
 par un acte
 ou une série d’actes
 qui sont en rapport 
 avec l’incantation
 et la magie),
 l’homme qui s’était 
 extrait 
 de la « misère obscurantiste » du 
 milieu d’origine pour 
 « s’élever »
 commercer avec 
 les Français 
 faire la vie avec 
 les Français (et les Françaises) 
 acquérir une culture 
 française parler 
 français et installer sa 
 famille 
 en Ville Nouvelle 
 comme on disait alors 
 lui 
 l’enfant d’une famille juive berbère 
 du Tafilalet. 
  
 Tu es allée contre 
 ce qu’avait voulu celui 
 de tes ancêtres 
 qui avait décidé 
 que ton nom s’écrirait 
 comme un nom italien
 ou alors contre 
 l’indifférence méprisante du fonctionnaire qui 
 avait translittéré le nom. 
 Simon dit : C’est souvent que les juifs avaient des prénoms musulmans 
 Plus souvent les filles mais les garçons 
 aussi 
 Dans les milieux pauvres surtout 
 Et les prénoms deviennent des patronymes on sait ça.
 Gilles dit : Oui 
 ce nom est possible c’est un nom 
 chiite il y a eu 
 des chiites 
 au bled.
  
 Tu constates que si 
 c’est avec des femmes que tu 
 partages ton hypothèse 
 d’abord
 c’est à des hommes 
 que tu demandes de la valider.
 Talkin’ bout a Revolution. 
 Peut-être parce qu’il s’agit de faire revivre 
 un homme
 le grand-père. 
  
 Tu sais que tu es engagée dans une sorte d’opération magique 
 convoquer l’esprit 
 du grand-père
 Rahim Raymond Amr Ali
 Rahim 
 le miséricordieux
 le bienveillant
 le clément
 en hébreu en arabe
 Et Raymond
 ben c’est Raymond quoi.
  
 – Et respecté ?
  
 Il insiste Anatole. 
 Tu lui en sais gré
 Tu vois 
 (c’est toi à présent qui vois oui) 
 le vieil homme humilié par Vichy
 (le gouvernement français replié à Vichy)
 lui qui s’était à vingt ans jeté tout entier 
 tout habillé
 tout saturé de pauvreté et d’ignorance
 désireux de vie et de lumière et de mots et de pensées nouvelles
 de scintillements
 de douceur de fraîcheur 
 de modernité
 passionnément
 dans les bras des colons 
 rejeter étroitesse du milieu d’origine
 renégat
 ayant répudié la femme qui lui avait été donnée 
 quand il avait dix-neuf ans
 et elle dix-sept
 lui retirant à elle 
 l’enfant qu’elle avait eu de lui 
 le confiant à sa propre mère jusqu’à 
 son remariage 
 avec Fortunée 
 (elle tu l’as connue
 ô
 va-nu-pieds gitane chiffonière 
 aristocratique marrane 
 l’éclat des megorashim
 trafiquante 
 pour l’éternité
 nostalgie déclassement beauté sonore joie déterminée
 mellifique douceur
 et féroce volonté de briller
 rire altier 
 souvenir de l’argenterie
 un peu clinquante 
 mais belle et riche (comment ?)
 rare, des vestiges, un souvenir de grandeur
 Larache, Gibraltar)
  
 Il a vingt ans en 1912 Rahim
 les Français entrent au Maroc
 Il meurt en 1954
 diabète 
 et amertume 
 épiphanie du mépris colonial 
 que sous Vichy il n’avait plus réussi à ne pas voir 
 (Il aurait fallu des formes d’aveuglement 
 hors de sa portée même)
 L’amour de la « culture française »
 Fortunée 
 partageait cet amour
 tu n’as pas besoin de l’imaginer
 tu gardes 
 le souvenir vivace de la grand-mère 
 lettrée 
 qui citait Anatole France 
 et Boris Pasternak
 Etait-ce en souvenir de l’époux ? 
 (Et plus tard Germaine Greer et Erica Jong 
 Cette soif d’être de son temps)
 Il aura désespérément cherché la reconnaissance « des Français » 
 qui en retour l’auront méprisé toute sa vie
 trouvant obséquieuse la passion et les yeux trop brillants de ce jeune 
 juif-arabe 
 éperdument épris de culture française 
 qui représentait
 du moins le croyait-il
 le ticket de sortie de son milieu misérable et resserré 
  
 Et encore 
 c’était un homme.
  
 La première épouse
 répudiée pour aller 
 faire la vie
 n’aura pas eu cette issue.
 Au prix de son humiliation à elle 
 de sa réclusion et de sa douleur
 à elle
 il a pu 
 lui 
 s’ouvrir au monde 
 celui des colonisateurs. 
  
 L’enfant de ce premier lit
 élevé par la seconde épouse
 en garda toute sa vie une insurmontable amertume 
 Ta chère Fortunée en marâtre ? 
 Rien là d’inconcevable
 Son sourire était ta chance 
 rare 
 mais tu percevais sans doute 
 combien
 pour d’autre
 il pouvait être 
 carnassier
 implacable.
  
 Un homme respecté donc le grand père ? 
 Il faut répondre à Anatole.
 Obsédé en tous cas 
 par le besoin de l’être
 tu n’as pas de mal à l’imaginer 
 Quelque chose, le peu que tu sais 
 dit cela
 le besoin inextinguible de revanche sociale.
  
 Anatole Tombé dit : Il vous approuve dans ce que vous faites 
 Vous soutient
 Est fier de vous.
  
 Tu as envie de rire
 peut-être même 
 persifler
 bref sursaut moderniste 
 séculier 
 comme si ta part rationnelle était menacée par ta part mystique
 alors que bien sûr
 non seulement il n’en est rien
 mais c’est le contraire.
 Or
 aucunement étrangère à la modernité 
 ni au rationalisme
 la pensée New Age 
 ou ce qui en tient lieu 
 est indifférente à la provocation 
 comme à l’humour
 et considère les puissances inexploitées des corps vivants 
 humains 
 comme un filon où se servir 
 à condition 
 d’en désamorcer la violence et la saleté 
 Sa force est de ne pas nier la puissance des procédures 
 traditionnelles
 de s’en emparer et de les nettoyer de leur étrangeté 
 trouble
 de les rendre inoffensives
 de leur inoculer 
 l’innocuité
 d’en faire des techniques individualisées
 désincarnées stériles 
 Tu penses : 
 l’intelligence d’Anatole est tout entière 
 dans ses mains 
 et aussi dans 
 la lenteur de sa pensée 
 qui donne à ses visions 
 le même poids 
 qu’à ses autres perceptions
 Lui parler d’irrationalisme n’aurait de sens 
 qu’à faire miroiter son regard de lac-poisson
 Peu importe
 Tu as toi aussi ton agenda secret. 
 Tout est bon qui peut te permettre de retrouver 
 sous la trame du beau récit d’ascension sociale
 dans cette famille où se transmet 
 depuis un siècle
 le sentiment désespéré du déclassement et 
 la volonté implacable de 
 s’en sortir
 c’est à dire d’effacer
 la chaîne de la misère de l’appartenance niée 
 Tout est bon pour ce qui sert à 
 comprendre la 
 violence et la 
 terreur qui 
 là où les tiens se sont implantés 
 dans des villes et en un temps dont pourtant 
 violence et terreur 
 étaient proclamées 
 à jamais bannies
 ont hanté
 ta vie.
 Des temps propres et lisses comme la peau 
 claire et duveteuse
 le corps et les traits délicats 
 d’Anatole Tombé
 joli et doux comme une peluche
 au regard de verre
 Tu es prête à lui voler 
 ses secrets 
 les reprendre comme s’ils t’avaient jamais 
 appartenu
 pour leur restituer 
 la puissance 
 sale et dangereuse 
 qui n’aurait jamais dû cesser d’être la leur
 la tienne.
 Anatole Tombé ferait du vodou une pratique aérée légère docile
 aimable. 
 Des gens comme toi sont au monde pour empêcher qu’il y parvienne 
 définitivement 
 jouer une nouvelle manche de l’appropriation
 se rappeler les tatouages des grand-mères les lignes de la main les sorts jetés
 et déroutés
 tbarkallah !
  
 Tu regardes autour de toi
 Tu as eu un moment de colère blanche
 Tu t’étonnes tu retrouves ton calme. 
 Dans la pièce rien n’a bougé
 Doucement tu acceptes d’entrer à nouveau dans la sphère de la fascination. 
 Est-ce qu’il a remarqué quelque chose ? 
 Est-ce qu’il a employé des moyens secrets occultes pour t’apaiser ? 
 Est-ce que 
 hésitant devant ta propre puissance 
 tu lui prêtes encore des facultés qu’il ne saurait avoir ? 
  
 Les visions d’Anatole Tombé quelle que soit leur nature 
 te rendent une clarté 
 dont tu n’as fait l’expérience qu’épisodiquement
 une transparence nouvelle.
  
 Tu écris à présent 
 dans le train qui t’éloigne du village enneigé 
 au bord du lac suisse. 
  
 Le grand-père jamais connu
 Est mort depuis longtemps
 De lui tu ne sais
 que la déférence (même pas les récits)
 inculquée
 pour la figure du patriarche
 que les séances de médiumnie 
 font revivre
 comme de petits morceaux de papier
 qu’on décolle
 un à un 
 pour révéler
 une autre image
 Ou comme
 ces petits morceaux de papier
 colorés
 que ta mère vous faisait coller
 à toi et ton frère
 pour les décorations de Noël
 dans le petit appartement
 dans cet autre village enneigé
 montagne
 odeur de bois et de fumée 
 où avait séjourné
 quelques années auparavant
 l’écrivain magnifique
 et noir
 poursuivi dans la rue par les enfants rieurs
 sans méchanceté
 et sans grâce
 Neger, Neger !
 Avoir fait tant de chemin
 si loin de l’Afrique et de l’Amérique
 et se retrouver au cœur de la blancheur 
 alpestre
 encore
 attestée par ces cris
 sans méchanceté
 ni grâce.
  
 La source chaude
 la neige
 le poulet posé sur le rebord de la fenêtre 
 attendant le repas du soir
 pas de réfrigérateur 
 en ces années en ces lieux
 le poulet fut mangé par le chat
 la chaleur du feu
 les décorations découpées
 dans du papier doré
 avec ta mère
 tes parents si jeunes
  
 (Quand plus tard tu as lu Baldwin
 tu as reconnu le village-montagne
 qu’il ne nomme pas pourtant
 le moment où il raconte
 les enfants qui le poursuivent en criant 
 de bon cœur
 c’est-à-dire
 sans méchanceté
 sans grâce
 Neger
 Neger
 Parce qu’ils n’ont jamais vu
 jusqu’alors
 d’homme noir
 Quand tu as passé tes vacances d’enfant dans ce village
 ils étaient 
 des adolescents
 ou de jeunes adultes)
  
 ***

 Quittant à présent
 en train 
 le village lac
 où tout est confortable
 ample
 et large
 les cafés
 les restaurants
 les maisons
 les chemins
 les magasins
 les vignobles
 les caves à vin
 les gens
 Ce bled suisse si éloigné
 (la Suisse est grande, il y a de nombreux lacs,
 un nord et un sud)
 du bled-montagne 
 décrit par Baldwin 
 pauvre enneigé inconfortable impraticable
 comme un conte d’enfant
 dont tu te souviens
 tu voudrais comprendre ce qui fait de la Suisse un pays 
 plus éloigné de l’Afrique 
 que tout autre pays au monde
 et qui appelle l’Afrique 
 plus que tout autre pays au monde
 où il est plus indispensable que partout ailleurs 
 de convoquer un ailleurs et 
 pour toi
 de préférence l’Afrique 
 car c’est le continent auquel tu dois
 l’étrangeté 
 pour les gens d’ici
 des traits de celles
 et ceux qui te ressemblent
 et dont ces gens se défendent
 par d’étranges 
 incompréhensibles
 virulences irritations profanations
 comme ailleurs en Europe
 d’ailleurs
 Et cette Afrique en vous
 dont ils se défendent
 avant même que tu la saisisse en toi-même
 avant même que tu la reconnaisses 
 en toi-même aussi
 ce qui fait que tu n’as su décrypter que bien plus tard
 et la violence
 et l’Afrique
 dont tu es issue sans presque en avoir rien su ni appris
 dont tu essaies de comprendre par quel chemin 
 elle s’est inscrite en toi 
 tenace
 malgré les efforts des tiens 
 pour faire de ton corps un corps 
 européen 
 de ta langue une langue 
 européenne
 de ton nom un nom 
 européen
 c’est à dire dont la violence trafiquée parée insurmontée
 amour et piété
 est tout entière dirigée contre des gens
 comme toi
 Cette Afrique lovée en toi 
 jusque dans tes os
 de paysanne berbère
 (Personne n’a des os aussi lourds ici 
 Les fines attaches des femmes d’ici 
 tu t’es longtemps désolée qu’aucune privation jamais 
 ne te les donnerait)
 Ton corps et ton visage étranges
 tu les portes comme 
 une inscription au front
 un tatouage impossible à effacer
 Ta peau claire ne dissimule pas 
 tes traits sahariens
 et n’a jamais
 empêché personne
 de sourire en disant : tu dois bronzer facilement.
 Tu as parfois 
 l’impression qu’il suffirait 
 de t’écorcher un peu 
 pour retrouver les traces 
 des siècles passés
 sous la peau l’histoire des ancêtres
 et comprendre enfin d’où viennent 
 la terreur et l’angoisse. 
 Tu regardes à travers la vitre
 de la fenêtre
 du train
 Les paysages défilent
 familiers
 un peu trop verts.
 Plat d’épinards
 disait autrefois
 la mère de Marco.