Verbesserung der Juden : l’orthographe de l’émancipation

Communication au colloque « L’amélioration. L’humain entre vie et technique », organisé par le CIPh dans le cadre du projet Université Paris-Lumières : « L’humain impensé : débats et enquêtes », 1er–3 octobre 2015.

I1.

Ce texte a été écrit dans le cadre du programme de recherche poursuivi au Collège international de philosophie de 2010 à 2016. Il porte la trace de l’inachèvement d’un travail en cours, ainsi que du contexte d’oralité dans lequel il n’a servi que de point d’appui. Une autre version, plus courte, insistant sur d’autres aspects a été donnée au colloque « Penser l’émancipation », en septembre 2017. Elle est également publiée sur le site.
Un ouvrage est en cours de rédaction, qui rendra compte de ces recherches et de leurs résultats.

Dans sa conclusion à Obstinate Hebrews. Representations of Jews in France, 1715-18152, Ronald Schechter invite à former un nouveau champ de recherches, l’hétérographie comparée, qu’il différencie de l’hétérologie de Certeau. Il s’agit pour Schechter de comparer les manières dont les « autres » sont écrits, représentés, par ceux dont ils sont les autres, ceux qui les constituent en autres, qui les altérisent, mais aussi par eux-mêmes dans leur perception d’êtres altérisés, dans leur rapport à ce qu’il perçoivent comme ce qui est attendu d’eux, à ce qu’ils attendraient, comme perception alternative, du « même » qui les fait « autres » et les maintient dans cette altérité – ou, alternativement, bien souvent, ne leur laisse que ce choix : être entièrement autre ou entièrement le même. Il en est ainsi, en Europe au 18ème siècle, des juifs, des femmes, des musulmans, des Noirs d’Afrique, des Indiens d’Amérique, mais aussi, différemment, des « enfants sauvages », « homines feri », qui sont les préférés parmi tous ces sauvages de l’Europe.

University of California Press, 2003.

Dans le cadre de cette réflexion, R. Schechter écrit :

L’impression que l’on risque d’avoir, en lisant les nombreux ouvrages consacrés au thème de l’Autre, est qu’un « Autre » vaut autant que l’autre. De fait, la tendance à écrire « l’Autre » en capitale, une convention qu’il m’arrive de suivre moi-même, suggère une nature invariante ou éternelle d’une catégorie formelle, platonicienne d’altérité, à laquelle tous les exemples particuliers renvoient, en dernier recours. Paradoxalement, cependant, cette opération d’universalisation encourt le risque de répéter précisément l’erreur d’abstraction – et l’échec qui s’ensuit à reconnaître l’incommensurabilité – qui a été reprochée aux Lumières. Pourtant, outre tout échec à apprécier la spécificité des individus ou des groupes singuliers le présupposé que tous les « autres » sont perçus (ou ne sont pas perçus), représentés et construits de la même manière est, je crois, historiquement non exacte. [p. 238, je souligne]

La tendance à écrire « l’Autre » en capitale, à « capitaliser » l’altérité, comme on pourrait dire en calquant sur l’anglais la tournure verbale transitive, cette tendance pourrait conduire à poser que la capitale initiale est une marque graphique qui isole et singularise, qui inscrit l’effet d’étrangeté, un Verfremdungseffekt scripturaire, à même le code ortho-typographique. Mais un Verfremdungseffekt non brechtien, c’est à dire non destiné à produire de la réflexion. Plutôt à marquer que la réflexion qu’il fallait mener l’a été, et qu’il en est résulté une règle, cette règle. Et à faciliter la diffusion d’un sens commun, issu d’un certain savoir, qui porte donc sur les « Autres », les manières qu’on a de les nommer, de les classer, et de les connaître.

Les langues usent de la capitale de manière différenciée : l’allemand la systématise à tous les substantifs, l’anglais aux substantifs de catégories, le français seulement à certaines catégories. Il ne suffit pas de pouvoir être catégorisé pour avoir droit à la capitale initiale – ou la subir. Ainsi, les noms de genre sont traités, graphiquement, comme des noms communs, ainsi que les noms qui désignent les adeptes des religions. Les gentilés et les ethnonymes ne le sont pas. Tous les types de communauté ne sont pas désignés par des noms communs.

II.

Les « autres » de l’Europe, au 18ème siècle, ce sont, en vrac : les « sauvages » : les indigènes des Amériques, les Noirs d’Afrique, les musulmans (de Perse ou d’ailleurs), les Arabes, les femmes et les juifs. Mais aussi, bien sûr, ceux qui permettent de mener des expériences réelles ou hypothétiques: les « enfants sauvages » (Gaspard Hauser 1728, Victor de l’Aveyron 1797) et les aveugles.

L’intérêt pour ces groupes, on le sait, est scientifique et politique : ils portent sur la définition de l’humain et sur celle du citoyen ; ils sont « bons à penser » la perfectibilité humaine, le pluralisme, la possibilité et les conditions de l’humanisation, de l’intégration, comme on dirait aujourd’hui. « Bons à penser » est une expression que Schechter emprunte à Levi-Strauss.

Tous ces « autres » ont un certain rapport avec, tombent sous l’influence d’une certaine définition du « sauvage », avec des variantes qui signalent d’évidentes ambiguïtés et tensions. Ainsi, et pour aller très vite : les femmes sont à la fois du côté de l’artifice et du côté de la nature. Du côté de l’artifice, ce qui les rapproche des juifs malencontreusement éloignés, par l’exil, de la simplicité des temps bibliques ; et du côté de la nature, ce qui les rend aimables et vertueuses, comme le sont les sauvages de l’Amérique. Les Noirs d’Afrique aussi sont du côté de la nature, mais c’est un signe de leur corruption, qui les apparente aux juifs « modernes » lesquels, on l’a vu, sont éloignés de la nature, à la différence de leurs ancêtres des temps bibliques palestiniens. Lesquels parmi ces « autres » qui sont aussi, à un titre ou à un autre, et en leur faveur ou en leur défaveur, des « sauvages », sont-ils perfectibles ? Desquels « l’amélioration » est-elle souhaitable ? Pas les femmes, qui sont d’autant plus vertueuses qu’elles sont plus proches de la nature, de leur nature, telle qu’en elle-même. Les autres « autres » se prêtent à l’expérience, à des degrés divers, avec des indices de succès variables. Les Arabes n’ont pas à l’être, ils représentent un état d’innocence biblique que les juifs ont perdu ou abandonné. (Voir le voyage en Arabie heureuse initié par Johann David Michaelis pour étudier in vivo le mode de vie des juifs de l’Antiquité).

Les sauvages ont l’avantage, au regard des Lumières, d’être des tabulae rasae. Leur proximité avec la nature est affectée d’un indice positif. Les juifs, sont tout le contraire : des tabulae scriptae. Les juifs contemporains (du 18ème siècle, donc), qui suivent les lois rabbiniques, forme corrompue des lois bibliques, et sont imprégnés des élucubrations talmudiques, se sont éloignés de l’innocence qui était la leur quand ils vivaient dans leur lieu propre et se sont corrompus à l’exercice de l’usure et du commerce.

Malgré tout, ils sont, nous dit Schechter, « bons à penser » pour les Lumières (Levi-Strauss) car leur persévérance à exister dans leur être, leur obstination légendaire (dont la légende s’ancre dans leur résistance à la conversion chrétienne) offre un magnifique terrain aux efforts intellectuels, législatifs et politiques des Lumières : leur obstination leur laisse-t-elle malgré tout suffisamment de malléabilité pour que l’on puisse en faire des citoyens « utiles et heureux » ? La ténacité des juifs les laisse-t-elle perfectibles ? Tout cela n’est pas sans exprimer une certaine volonté de puissance, et comme le dit Michel de Certeau, opportunément cité par Schechter : « la théorie a toujours besoin d’un sauvage ». Si ce sauvage est juif, c’est encore mieux, on l’a sous la main. La théorie a toujours besoin d’un sauvage, peut-être parce que la régénération qu’il s’agit d’opérer sur lui est une notion qui a un pied dans les sciences naturelles de l’époque (en tant que ce terme est opposé à celui « dégénération ») et un autre pied dans la théologie chrétienne (où elle désigne la résurrection spirituelle). La régénération, la perfectibilité, l’amélioration, sont toujours quelque chose comme une conversion, quelque chose d’une conversion.

III.

Écrire, donc, l’autre avec capitale. Mais pas tous les autres, et même les mêmes autres, pas toujours en capitale. On écrit : un Huron, un Persan, un Noir, un Juif.

Une femme. (nom commun)
Un catholique, un bouddhiste, un juif.
Cherchez l’erreur. Le nom « juif ».

Première question : les noms de religion sont-ils des noms communs, alors que les ethnonymes et les gentilés ne le sont pas ? Quelles communautés ressortissent-elles au commun et quelles communautés au singulier, au spécifique, au particulier, voire relèvent d’un « particularisme » ? Peut-être la règle dit-elle le contraire de ce à quoi l’on pourrait s’attendre.

« Juif », on l’écrit tantôt avec une capitale, tantôt en bas de casse. (Comme nous sommes dans le domaine que l’historienne Nina Catach, appelle l’ortho-typographie, on peut dire à sa préférence : majuscule ou minuscule initiale, = désignations orthographiques, ou capitale initiale ou initiale en bas de casse, = désignations typographiques)

Mais ce n’est pas par une tolérance particulière ou un relâchement particulier ou une désinvolture particulière qui s’attacherait à la graphie du nom juif. Pas du tout.

Ou plutôt : on peut considérer qu’il s’agit là d’une tolérance particulière, mais qui se circonscrit dans des limites rationalisées à l’extrême.

On peut aussi considérer qu’il s’agit d’une expression, au contraire, assez poussée de l’intolérance de la graphie pour le n’importe quoi quand il s’agit du maniement des catégories qui définissent les ensembles humains, les communautés humaines.

Et que la graphie, quand elle décide d’être rationnelle, ne fait pas les choses à moitié pour ce qui est de transcrire les catégories, de leur donner une lisibilité, une expression visuelle lisible du premier coup d’œil sur la page. Il faut que du premier coup d’œil, on sache à quoi l’on a affaire : soit un peuple, une nation, une race.

Soit une religion.

Peuples, nations, races, s’écrivent, en français, avec la capitale initiale. Peu importe que vous apparteniez à l’un ou à l’autre, ou que pour votre part vous ayez choisi l’universel ou sa version controversée, le cosmopolitisme.

Peu importe que vous croyiez en l’existence des races au sens biologique, au sens social ou au sens fantastique/fantasmatique. Peu importe la définition que vous parvenez, en dépit des vents contraires, à donner au mot peuple, ou plus délicat peut-être, au mot nation.

Capitale initiale. On ne discute pas. Mais, aussi, on n’a pas à se poser toutes ces questions. Comme en anglais et en allemand, la capitale initiale systématique aux noms désignant des ensembles humains nous dispense, d’une certaine manière, d’aller y voir de près. Les philosophes, les historiens, les politistes si on veut, peuvent se casser la tête à faire la généalogie ou la Begriffsgeschichte des noms « peuple », « race », « nation ». La règle dit que les noms de peuples, de races et de nations s’écrivent avec la capitale, quand on est typographe, on se fiche du reste, et quand on est son propre typographe, comme tout un chacun de nos jours, on est tranquille. Le dictionnaire des difficultés du français peut rester sur son étagère.

Les religions, elles, reçoivent un traitement typographique différencié. Les noms qui désignent les adeptes des religions ne doivent pas être confondus avec des gentilés ou des ethnonymes ; et les ensembles délimités par les noms de religions sont absolument hétérogènes aux ensembles délimités par les ethnonymes, les noms de races et les gentilés.

Cela, ainsi que le fait que les adjectifs ne prennent pas la capitale (à la différence de l’anglais, par exemple, où les adjectifs de catégories s’écrivent avec la capitale initiale) préserve la possibilité de dire : un catholique français ou un Français catholique sans que l’œil ni l’esprit soit choqué par une hypothétique contradiction visuelle ou conceptuelle entre ces catégories, contradiction qui serait exprimée par la juxtaposition de deux noms s’écrivant avec la capitale initiale. Deux noms à capitales se suivant dans une phrase, ce serait un peu comme si la séparation de l’Eglise et de l’Etat n’avait jamais eu lieu. Une espèce de concordat dans le code orthotypographique. Vous n’y songez pas. Comme si l’appartenance à l’Eglise pouvait être mise sur le même plan que l’appartenance à la nation.

Cela crée une difficulté spécifique pour le nom « juif ». Une difficulté qui à l’occasion peut se révéler irritante, voire révéler certaines irritations. Certaines sensibilités, susceptibilités, certaines intolérances, ce mot devant être pris au sens médical bien sûr. Comme l’intolérance au lactose ou au gluten. La règle graphique qui veut que l’on mette une capitale aux gentilés et aux ethnonymes (sans parler des noms de race) et une minuscule aux noms de religions et à leurs adeptes fonctionne comme le révélateur d’une intolérance qui existe parfois quant à la définition du nom juif ; étant donné que ce nom tolère, lui, plus d’une définition. On sait qu’une intolérance résulte parfois de certains abus. Vous avez consommé trop de gluten, ou des glutens de mauvaise qualité, et voilà qu’un beau jour vous vous découvrez intolérante au gluten. De même : l’orthographe française est comptable d’un certain relâchement sémantique, quant à la définition du nom « juif », tolérant qu’on l’écrive en majuscule ou en minuscule selon qu’on vise sa définition « ethnique » ou sa définition « religieuse ». Ce relâchement, ce laxisme même, a pour effet de favoriser certains abcès de fixation : en effet, quand vous écrivez ce nom, il vous faut toujours savoir ce que vous avez à l’esprit, un peuple (ou une race, ou une nation) ou une religion. Malheur à vous si vous vous trompez ou si vous vous en fichez, je veux dire : si vous voulez juste parler d’un ensemble de gens qui se disent juifs et qui sont reconnus ou identifiés comme tels par d’autres ensembles de gens qui ne se disent pas juifs, il y aura toujours quelqu’un pour vous rappeler à l’ordre. « Vous voulez dire que « les juifs » pour vous, sont une religion, mais savez vous que certains se considèrent comme appartenant à un peuple ? Songez-vous qu’un État est fondé sur cette définition, mais également que des pensées indéniablement et infiniment plus progressistes que le sionisme tiennent aussi à la catégorie de peuple ? (cf. Doubnov, le Bund) » Ou encore : « Vous caractérisez les juifs comme un groupe ethnique ou national, mais songez-vous aux conséquences politiques désastreuses que cela a eu, a encore et persistera à avoir tant dans les pays de la diaspora que dans l’Etat qui persiste à se définir comme un Etat juif, ce qui, convenez-en, reviens à caractériser une ethnocratie ? » J’en conviens, j’en conviens. Et je ne parle pas de ceux qui trouveront qu’écrire « les Juifs » avec la capitale initiale est un geste quelque peu essentialisant.

Avec cette règle, comme on dit en anglais, you can’t win. Il n’y a pas moyen d’écrire, en français, le nom « juif » en se tenant à l’écart de ces débats. On s’empresse de vous mentionner la règle, souvent par ce réflexe d’hypercorrection que Nina Catach relève en France, « la tendance française à l’hypercorrection, dit-elle, hantise de la faute autant que désir de briller ».

Bon alors cette règle, d’où vient-elle ? Qui, pourquoi, quand et comment, a décidé que désormais, en français, ce serait ainsi ?

Il s’agit donc de trouver le moment fondateur de la règle. Or s’il y a de multiples occurrences de son énonciation, les traces de sa formations sont enfouies dans les archives3. Il y a des pistes, et un moment important : c’est entre la cinquième (1798) et la sixième édition (1835) du Dictionnaire de l’Académie française, que quelque chose change. Pour l’instant, contentons-nous d’en déduire de manière très générale que les débats sur l’Émancipation, qui sont contemporains de la sécularisation et de la progressive circonscription de territoires séparés pour le politique et le religieux, ont laissé une empreinte sur les conditions dans lesquelles on pense, en France (et en français) l’appartenance aux communautés humaines.

Depuis cette conférence, mes recherches ont progressé, mais je réserve leurs résultats à la publication de l’ouvrage en cours.

Pour synthétiser rapidement: Schechter montre qu’il existe un investissement démesuré de la pensée du 18ème siècle quant aux juifs en France (Jonathan Hess fait une démonstration équivalente pour l’Allemagne). Il n’y a pas plus de 40 000 juifs dans le royaume en 1789, mais cette catégorie problématique permet aux contemporains d’élaborer des idées importantes pour eux, et d’explorer les tensions exprimées par certains couples notionnels : mérites respectifs de la vie primitive et la civilisation, de l’agriculture et du commerce, forces concurrentes du fanatisme et de la tolérance, rôle de la spiritualité dans la « religion naturelle » ; sincérité et insincérité dans les relations humaines, antiquité et modernité, uniformité et diversité dans les groupes humains, possibilité d’une nation indivisible pour des citoyens doués du sens du bien commun ; et enfin, permanence et malléabilité de la nature humaine, la part de chacune et leur indice de souhaitabilité.

Mon hypothèse est donc que cet investissement démesuré (qui bien sûr ne peut que réveiller aujourd’hui le sentiment d’un écho historique quelque peu grinçant) marque en partie la formation de la fameuse règle, dont incidemment les difficultés qui se cristallisent autour du lemme « juif » seraient le symptôme d’une sorte de remontée du refoulé qui ne cesse de se remanifester à nous, parfois de la manière la plus importune.

J’en viens donc au Dictionnaire de l’Académie.

Jusqu’à la cinquième édition, (1798) « Juif » s’écrit avec la capitale initiale. Les définitions varient peu, mais ce peu est significatif :

1ère édition (1694) :

« JUIF, s.m. On ne met pas icy ce mot comme le nom d’une Nation ; mais parce qu’il s’employe figurément en quelques phrases de la langue. Ainsi on appelle, Juif, Un homme qui preste à usure. C’est un Juif, il preste à dix pour cent.
On dit prov. d’un homme qui va & vient sans cesse ça & là que C’est le Juif errant.
Judaïque. adj. de tout genre. Qui appartient aux Juifs. La Loy Judaïque. Les Antiquitez Judaïques. »
On a aussi :
« Judaïser. v.n. Suivre & pratiquer en quelques points les ceremonies de la Loy Judaïque. C’est Judaïser que de garder le jour du Sabbat. Ces Hérétiques Judaïsoient en s’abstenant de manger de la chair de pourceau.
Judaïsme. s.m. La Religion des Juifs. Faire profession du Judaïsme. »

Plusieurs remarques s’imposent :

  • Le substantif « Juif » s’écrit avec la capitale, mais aussi le substantif « Hérétique », de même que l’adjectif « Juif » et le verbe « Judaïser ». Les lemmes importants sont « capitalisés », il n’en résulte pas nécessairement de règle d’usage.
  • Le dictionnaire de l’Académie se voulait « greffier de l’usage », il ne prétend pas, du moins à ses débuts, régler cet usage. Nina Catach rappelle que « Mézeray [secrétaire de l’Académie pour la première édition] avait le mérite de poser d’abord le droit pour chacun d’écrire comme il le jugeait bon, dans les cas litigieux. » Cela changera avec Régnier –Desmarais pour la deuxième édition, qui part, dit Catach, « en guerre contre les novateurs » : « Que si (dit Desmarais) dans la société civile, il n’est pas permis aux particuliers de rien changer dans l’escriture de leur nom, sans des lettres du prince, il doit encore moins leur estre permis d’alterer, de leur propre authorité, la pluspart des mots d’une langue et la pluspart des noms de baptesme et des noms des peuples, des provinces, des familles, des societez publiques et des choses de la Religion. »
  • La phrase « On ne met pas ici ce mot comme le nom d’une nation mais parce qu’il s’emploie figurément en quelques phrases de la langue » sera répétée invariablement dans toutes les éditions du Dictionnaire de l’Académie jusqu’à la cinquième (1798). Les exemples des tournures idiomatiques citées varieront assez peu, mais régulièrement du plus neutre au plus péjoratif.

En revanche la référence au Judaïsme (« religion des Juifs ») disparaîtra. (En tous cas elle n’est plus dans les versions 4 et 5, cf. portail ATILF)

Il n’y a donc, non seulement pas de tentative de définition (ce qui est courant dans les premières éditions du Dictionnaire) mais une volonté exprimée de ne pas définir le substantif « juif » par sa dénotation nationale, sans pour autant que ce soit au profit de sa dénotation religieuse. Ce qu’« est » celui qui porte ce nom, on ne l’apprendra pas dans le Dictionnaire. En revanche, on saura comment il fonctionne dans la langue : d’abord comme une figure, et une figure plutôt péjorative : Juif désigne quelqu’un qui prête à usure (que cette personne soit autrement considérée ou se considère elle-même comme juive ou pas) ou qui mène une existence géographiquement instable (même remarque). Il faut l’entrée Judaïsme pour que l’on apprenne aussi que si les juifs ne sont pas désignés comme les adeptes d’une religion, ils en ont une cependant, qui s’appelle le judaïsme. Ce qu’on n’apprend pas non plus, c’est si les « Juifs » dont le nom désigne éventuellement une nation (et dont l’entrée du Dictionnaire déclare ne pas s’occuper et n’être pas justifiée par l’existence éventuelle de cette dénotation, mais dont la possibilité semble malgré tout préservée par l’article), si ces Juifs (ou juifs), donc, sont aussi ceux dont le Judaïsme est la religion, ou s’il s’agit d’une autre catégorie de « j/Juifs ».

Je passe ici directement à la 4ème édition (1762) quelques changements, outre l’orthographe :

« On ne met pas ici ce mot comme le nom d’une Nation, mais parce qu’il s’emploie figurément en quelques phrases de la Langue. Ainsi on appelle Juif, Un homme qui prête à usure, ou qui vend exorbitamment cher. C’est un Juif, il prête à quinze pour cent. Ce Marchand est un vrai Juif. Il se dit enfin dans le style familier, De tous ceux qui montrent une grande avidité d’argent, & d’ardeur pour en gagner.
On dit aussi proverbialement d’Un homme qui va & vient sans cesse ça & là, que C’est le Juif errant. »
On dit proverbialement, qu’Un homme est riche comme un Juif, pour dire qu’Il est fort riche.

  • La référence au Judaïsme, religion des juifs, a disparu.
  • Le Juif de la locution prête désormais à quinze, et non plus à dix pour cent. Une certaine insistance est marquée sur la péjoration avec l’ajout d’une autre tournure locutoire : « ce marchand est un vrai juif ». L’article appuie maintenant sur la figure morale, avec la notation du style familier qui fait du nom « juif » un quasi-synonyme d’avare.
  • La phrase sur le juif errant est identique à la première édition.

Dans la 5ème édition (1798), peu de changement, sinon que la phrase concernant le style familier est reprise et synthétisée en même temps que modifiée : « Il se dit aussi dans le style familier, De tous ceux qui cherchent à gagner de l’argent par des moyens injustes et sordides. » Là où la 4ème édition (1762) indiquait que le style familier met le juif du côté de l’avarice, la 5ème (1798) le met du côté de la rapacité malhonnête (cf Grégoire caractérisant la « rapacité » des juifs)

6ème édition (1832-1835)
Il s’est passé 34 ans depuis la 5ème édition.

« JUIF, IVE. adj. et s. Celui, celle qui professe la religion judaïque. Il est juif. Elle est juive. Un marchand juif. Les juifs de Pologne, d’Allemagne, de France. Vous êtes un juif, un vrai juif.Prov. Etre riche comme un juif, Être fort riche.
Le Juif errant, Personnage imaginaire que l’on suppose condamné à errer jusqu’à la fin du monde.
Fig. et fam. C’est le Juif errant, se dit D’un homme qui change souvent de demeure, qui voyage sans cesse.
JUIF se dit aussi, figurément et familièrement de Celui qui prête à usure ou qui vend exorbitamment cher, et en général de Quiconque cherche à gagner de l’argent par des moyens injustes et sordides. C’est un juif, il prête à quinze pour cent. Vous êtes un juif, un vrai juif. »

  • L’entrée n’est plus réservée aux tournures idiomatiques, à l’exclusion de sujet « réels » qui seraient les membres d’une « Nation » ou les adeptes d’une religion. Il n’y a toujours pas de membre d’une nation, mais cette fois des gens qui professent une religion, la religion « judaïque ». Là où la 1ère édition faisait du judaïsme la religion des juifs, pas autrement qualifiés, la 6ème fait, inversement, des juifs ceux qui professent la « religion judaïque ». Dans un cas une pratique était définie par ceux qui l’exerçaient et qui n’étaient pas autrement définis, pas essentialisés par cette pratique. L’existence des praticiens demeurait étrangement non définie, non qualifiée, dans un ouvrage lexicographique dont la visée restait en deçà de l’intention sémantique. (Etrangement, mais agréablement, si l’on peut dire, vu d’aujourd’hui.) Dans le second cas, une profession (de foi) définit ceux qui la professent. Le dictionnaire assume la dimension sémantique de sa fonction lexicographique et « fait des choix ». Il n’est plus question d’une nation qui resterait fantomatiquement absente par impropriété fonctionnelle (un dictionnaire d’usage n’a pas à dire ce qu’est la chose désignée par le substantif).
  • En outre, l’entrée reprend en les synthétisant une nouvelle fois les expressions relevées par les éditions précédentes, et remplace « Ce Marchand est un Juif, un vrai Juif » par « Vous êtes un juif, un vrai juif ». La qualification péjorative devient insulte pure et simple. Il s’agit bien sûr d’exemples, mais le choix d’exemples est éloquent.
  • Mais surtout : le substantif « juif » ne s’écrit plus avec la capitale initiale.
  • Et le nom admet une forme féminine (non enregistrée dans les éditions précédentes)

La 8ème édition (1932-1935) mélange tout allègrement : religion et peuple :

« Celui ou celle qui professe la religion judaïque. Les juifs de Pologne, d’Allemagne, de France. Une juive. Adjectivement, Le peuple juif. Un marchand juif. »

Juif s’écrit en bas de casse, mais ce qui permet le mélange sans heurt, c’est la tournure adjectivale : dans « le peuple juif », « juif » est adjectif. Les adjectifs s’écrivent toujours en bas de casse. Ce qui permet toutes les ruses à tous les écrivants.

L’entrée de la 8ème édition reprend aussi la tournure « familière et figurée », remplace les « quinze pour cent » par « à la petite semaine » et n’hésite pas, on s’en doute, étant donnée la période, à reprendre aussi « Vous êtes un juif, un vrai juif ».

Et l’édition actuellement en cours de rédaction ?

« JUIF, JUIVE n. Xe siècle, judeu. Issu, par l’intermédiaire du grec et du latin, de l’hébreu yehudi, de même sens.
1. Personne descendant de l’ancien peuple d’Israël ; personne qui professe le judaïsme (dans les emplois où ce deuxième sens est prédominant, on ne met pas la majuscule). Les Juifs de Pologne, d’Allemagne, de France. Juif ashkénaze, sépharade, voir Ashkénaze et Sépharade. Un juif pratiquant. Le Juif errant, voir Errant. Adjt. Le peuple juif. La religion juive. La Pâque juive. Un quartier juif. La communauté juive, les institutions juives d’un pays. L’État juif, l’État d’Israël. Titres célèbres : La Juive, opéra de Scribe et Halévy (1835) ; Le Juif errant, roman d’Eugène Sue (publié en feuilleton en 1844 et 1845).
2. HIST. Au Moyen Âge, nom donné aux prêteurs à usure, parce que seuls les Juifs étaient autorisés, avec les Lombards, à pratiquer ce métier. »

  • L’acception « ethnique »  et l’acception « religieuse » sont l’une et l’autre admises et la règle orthographique est inscrite dans le dictionnaire.
  • Plus de locutions péjoratives ;
  • L’expression « Le Juif errant » est objectivée et historicisée.
  • L’usage figuré médiéval est présenté comme tel et inscrit dans la perspective historique.

C’est donc au cours des quelque trente-cinq ans qui séparent la 5ème de la 6ème édition du Dictionnaire de l’Académie française que semble se fixer la règle qui attribue la majuscule aux ethnonymes et aux gentilés, et la minuscule aux noms de religions ainsi qu’à leurs adeptes4. Quant aux juifs, cette règle produit, comme je l’ai dit, une difficulté particulière, au point qu’il pourrait sembler qu’elle a été faite pour nous obliger toujours à nous reposer la question de savoir si « juif » désigne une nation/un peuple, d’une part, ou une religion, de l’autre. Bien sûr, la réponse à cette question est lourde de conséquences. On peut toujours dire qu’elle est mal posée, et elle l’est, indéniablement. Elle continue néanmoins à l’être inlassablement depuis deux siècles, depuis les débats qui ont précédé, en Allemagne et en France, ce que l’on a appelé par la suite l’Émancipation des juifs. L’obstination de cette question (comme une réponse, une réappropriation tenace, à l’obstination5, prêtée aux juifs par les chrétiens, à ne pas se laisser convertir) est difficile à désamorcer.

Comme indiqué plus haut, je réserve les éléments complémentaires de cette enquête à l’ouvrage en cours de rédaction.

Cf. Ronald Schechter, op. cit.

Est-ce qu’on peut imaginer que la tourmente théologico-politique actuelle n’est pas la cause par anticipation, mais la conséquence, de la question, au sens inquisitorial, posée sans relâche aux « autres » de l’Europe, de savoir si leurs mœurs sont à proprement parler politiques ou si elles ne restent pas engoncées dans le religieux, s’ils sont capables enfin d’accéder à une sphère politique radicalement séparée de la sphère religieuse ?

Est-ce qu’il est possible de poser cette question, ou cela nécessiterait-il ce métalangage impossible dont parle Derrida ?

Probablement, car il est impossible d’échapper à la question : peuple ou religion, de même qu’il est impossible aujourd’hui à n’importe quel musulman en France et en Europe d’échapper au reproche de ne pas savoir distinguer le politique du religieux, pas davantage que le public du privé. Or la religion, c’est bien connu, est du domaine du privé. Demandez au pape qui vient de faire de tour du monde6, il vous l’expliquera mieux que moi.

En 2015.

IV.

« Voici mille ans déjà et plus
Que nous nous tolérons fraternellement
Tu tolères que je respire
Et je tolère ta fureur.
Parfois seulement quand les temps étaient sombres
Tu étais d’étonnante humeur
Et tes paumes, tout amour et piété
Se teintaient alors de mon sang.
À présent notre amitié se renforce
Et croît de jour en jour.
Moi aussi la furie me gagne
Et je deviens presque comme toi. »

À Edom, poème de Heinrich Heine, 1842.
Cité par Amos Funkenstein in « The Dialectics of Assimilation » (1995).
Ma traduction.

L’historien israélien Amnon Raz-Krakotzkin fait remonter à la période précédant l’Émancipation le débat sur le fait de savoir si les juifs sont un « peuple » ou une « religion ». Il en attribue le commencement en particulier à la controverse qui opposa, en Allemagne, Christian Wilhelm Dohm au grand savant orientaliste de l’époque, Johann David Michaelis.

En 1781 Christian Wilhelm Dohm écrit Sur l’amélioration civique des juifs (Über die bürgerliche Verbesserung der Juden). Il répond ce faisant à une demande de Moses Mendelssohn à qui se sont adressés les juifs d’Alsace, victime d’une affaire de fausses quittances et cibles d’un libelle incendiaire d’un certain François Hell, bien nommé. Verbesserung (i.e. « amélioration »)? Mendelssohn préférerait qu’on parle d’ »acceptation civique ». Jean Bernouilli (3ème du nom) qui traduit en français le livre écrit par Dohm à la suite du mémorandum commandé par Mendelssohn, l’intitule : De la réforme politique des juifs. Amélioration, acceptation, réforme. Les mots « émancipation », « assimilation », « intégration », ne sont pas encore en usage dans ce contexte7. On a eu « tolérance », mais on se rend bien compte, à l’époque déjà, que cela ne suffit plus.

Je développe l’aspect concernant ce vocabulaire dans un autre texte, à paraître en anglais, et qui sera traduit prochainement.

Christian Wilhelm Dohm est le plus célèbre représentant du côté progressiste, si l’on peut dire, de la controverse sur « l’amélioration des juifs », à la fin du 18ème siècle. Michaelis est un célèbre et influent orientaliste, professeur à l’université de Halle ; il a été l’élève d’August Ludwig von Schlözer, de l’université de Göttingen, qui dès 1771 a inventé le terme de « sémite » pour désigner à la fois une famille une famille linguistique et une famille ethnique.

Dohm et Michaelis, comme à peu près tout le monde, tombent d’accord sur les « tares » prêtées aux juifs allemands. Ces « malheureux fugitifs d’Asie », selon l’expression de Dohm (mais c’est un topos, et on pourrait traduire dans l’idiome d’aujourd’hui : « ces immigrés de quinzième génération »), ont un caractère corrompu et dissimulateur, sont « dégénérés moralement, politiquement et même physiquement » (cité par J. Hess, p. 3). Mais selon Dohm, cet état de « dégénération » est le résultat du traitement fait aux juifs; on dirait aujourd’hui qu’il résulte de leur exclusion : ils sont, effectivement, dit Dohm, exclus de tous les « emplois honnêtes », privés de droits, soumis au bon vouloir et à l’impôt spécial des puissants, méprisés par le peuple. Ils sont cependant « hommes », écrit Dohm, et même « plus hommes que juifs » (une formule que reprendra l’Abbé Grégoire). Ayant, par suite, les mêmes besoins humains que les chrétiens, ils y pourvoient de la manière qu’ils peuvent : par l’usure, le commerce (réputé néfaste par l’ethos physiocratique alors en vogue), le colportage ou le vol.

À la différence de beaucoup de ses contemporains (mais aussi des nôtres, dans un contexte à peine décalé du point de vue du groupe ciblé par ces attaques), Dohm ne réclame pas de modification à la religion juive comme préalable à la reconnaissance civique. C’est, dit-il, l’exclusion de la vie politique qui donne lieu aux perversions communément attribuées au judaïsme rabbinique (à la différence de la religion biblique, vertueuse et adaptée à la vie du peuple dans la Palestine de l’antiquité).

Le texte de Dohm s’intitule : Über die bürgerliche Verbesserung der Juden. Mendelssohn, je l’ai dit, n’aime pas cette expression, et on comprend pourquoi. Mais le terme « amélioration » entre en résonance avec les préoccupations des Lumières : l’idée de la perfectibilité, de la plasticité, de la malléabilité de l’humain, son besoin d’éducation, sa virginité initiale. L’humain est (doit être?) comme une page blanche. Le problème, c’est que les juifs sont tout sauf une page blanche, tout sauf une tabula rasa. Il sont une tabula scripta, nous dit Schechter: une page écrite, trop écrite. Ils fascinent dans cette mesure même. Gaspard Hauser est arrivé à Nuremberg en 1728, Victor de l’Aveyron, capturé en 1797, est recueilli par le médecin Jean Itard en 1800. On connaît la fascination de l’époque pour les « enfants sauvages », et plus généralement les homines feri, les humains sauvages. Mais parvenir à transformer, à « améliorer » tout un « peuple », tout un ensemble humain qui est là sous nos yeux, qui, loin d’être vierge, est corrompu, parvenir à le rendre à l’innocence des premiers humains, une innocence qui est aussi celle que s’attribuent à eux-mêmes, par provision, les Allemands protestants ou philosophes de l’époque, voilà qui serait un véritable accomplissement, de portée politique, religieuse et coloniale. Et de fait, l’un des procédés que Dohm propose pour « régénérer » les juifs, c’est de les envoyer défricher les terres de Prusse orientale, par une sorte de geste colonial intérieur à l’Allemagne. (Une préoccupation majeure du jeune Dohm, avant l’occasion qui lui est donnée de « défendre les juifs », a d’ailleurs été le handicap colonial de l’Allemagne.)

Le grand orientaliste Michaelis répond point par point à Dohm: améliorer les juifs, vous voulez rire! Il recourt à des arguments qui nous sont trop familiers, dans un contexte à peine déplacé : 1° les juifs sont surreprésentés dans les prisons ; 2° leur religion leur interdisant tout contact avec des non-juifs, notamment par leurs lois alimentaires, il est impossible qu’ils s’intègrent jamais ; 3° l’argument de l’appel d’air est également mobilisé : l’égalité civique ferait venir des juifs de partout ; 4° ils ne peuvent être enrôlés dans l’armée, puisque leurs lois alimentaires, leur respect du samedi chômé les en empêchent, et de plus, 5° comment compter sur leur loyauté ? Il y a d’abord le problème du « serment juif » auquel on ne peut se fier, mais de plus, le pays où ils vivent n’est pour eux qu’un séjour temporaire en attendant le retour en Palestine ; ils ne considéreront jamais la Prusse comme leur patrie; 6° enfin la corruption leur est inhérente et ils ne renonceront jamais à persécuter les pauvres paysans chrétiens. Non, l’idéal, ce serait que la Prusse dispose d’îles sucrières, comme la France et l’Angleterre. L’Allemagne pourrait y envoyer ses juifs, dont le tempérament asiatique est adapté aux climats tropicaux. Outre qu’ils se rendraient enfin utiles, le territoire national en serait débarrassé.

On voit donc que l’imaginaire colonial est présent des deux côtés du débat.

Conclusion provisoire

Tout en réservant pour l’instant les résultats de mon enquête sur la règle ortho-typographique de l’initiale en français, il me semble à ce stade qu’elle témoigne, dans ces techniques de normalisation de l’écrit que sont l’orthographe et la typographie, ces techniques faites pour faciliter la lecture et l’intelligence du texte lu, d’une volonté qui présente tous les signes d’une nécessité qui s’impose en l’absence de toute réflexivité. C’est la volonté de traquer là où elles se trouvent, c’est à dire chez les vivants humains non chrétiens, non blancs, non sécularisés, les superpositions, les alliances, les « nous sommes les deux faces d’une même médaille » du religieux et de l’ethnique, du culturel et du politique, du linguistique, de l’ethnique et du religieux, de les traquer jusque dans les ensembles que déterminent les religions, d’une part, et les langues, les cultures, les phénotypes, de l’autre (sans pour autant sans parvenir, à l’inverse, à toujours distinguer le linguistique du politique : se rappeler que c’est Schlözer, un érudit allemand chrétien, qui forge le terme « sémites ». Se rappeler, plus platement, que la « race » est une invention des sciences européennes qui témoigne d’une volonté de lier indissociablement les caractères phénotypiques aux dispositions, compétences et capacités des groupes humains, une volonté qui perdure dans l’usage fait aujourd’hui, bien souvent, de la notion de culture.

Ce que produit cette « volonté de savoir » particulière, (qui est aussi une volonté de meurtre, nous le voyons aujourd’hui à nouveau, reste aujourd’hui encore de l’ordre de l’impensé), de l’évidence non critiquée, non analysée. Il y a une naturalisation de la règle, dans les discours qui lui sont périphériques ou qui portent sur elle. Un point aveugle. Un effet, comme je le suggérais tout à l’heure, de ce que Derrida appelait la mondialatinisation. Ce point aveugle nous fait encore souffrir : le reproche opiniâtre fait aux minorités, ou tout aussi bien, aux « communautés » post-coloniales, de ne pas savoir, de ne pas savoir encore, séparer le religieux du politique ni le privé du public8 (comme on reproche aux États auxquels on voudrait les renvoyer de ne pas savoir imposer la séparation de l’État et de l’Église) fait de cette séparation un aboutissement téléologique, un test de l’avancement de l’évolution politique. Il y a une naturalisation de cette téléologie, avec un effacement de ce qui l’a rendue nécessaire en Europe, pour l’Europe : les guerres européennes de religions. Et plus spécifiquement : les guerres de religions en France.

Voir Gil Anidjar, Sémites, Paris, éditions Le bord de l’eau, 2016; voir aussi The Jew, the Arab, a History of the Enemy, Stanford University Press, 2003; et Joan Scott, La religion de la laïcité, Paris, Flammarion, 2018.

Il s’agit de savoir si la règle qui régit la graphie des ensembles humains, des catégories selon lesquelles ils se répartissent et qui, éventuellement, rendent possible leur juxtaposition, le recoupement partiel ou la superposition de ces ensembles, joue en faveur d’une possibilité d’écrire l’hétérogénéité des ensembles humains; il s’agit de savoir donc si cette règle constitue bien une « amélioration », ou si elle ne témoigne pas plutôt d’une volonté d’amélioration, non seulement de l’orthographe, mais d’une société où existent des corps compris et traités comme étrangers, comme hétérogènes, hétérogènes à une société qui se comprend comme fondamentalement homogène; qui comprend même l’homogénéité comme un impératif.

S’agit-il donc d’améliorer des situations politiques ou de redresser des corps, à défaut de redresser des torts ?