Sentiment d’avoir échappé à un grand danger (extraits)

Prologue

Aéroport de Paris (A State of Mind)

Thème

Interrogatoire de sécurité:

– Bonjour, je vais vous poser quelques questions c’est pour votre sécurité vous êtes d’accord ?
Vous avez d’autres passeports ?
Vous allez où, pour quelles raisons ?
Comment vous appelez-vous, c’est votre nom à vous ou celui de votre mari, c’est un nom qui vient d’où ? Et le nom de votre mère, c’est quoi ?
Vous faites les fêtes à la maison ?

– (Léger stress thoracique) : C’est très personnel comme question non ?

– Attendez là un petit instant, je reviens tout de suite, une petite chose à éclaircir, restez là.

– Bonjour, c’est moi qui vais poursuivre l’entretien, l’autre personne est retenue ailleurs, ça ne vous dérange pas ?
Vous vous appelez comment ? C’est le nom de votre père ? Et le nom de votre maman ?
(Elle dit "votre maman", elle recule devant rien)
Bon (sourire). Ça c’est polonais.

(Arythmie respiratoire passagère)

Si vous aviez dit à mon grand-père qu’il était polonais il vous aurait arraché les yeux, Berendt-bei-Dantzig c’était pas la Pologne, et Düsseldorf vous plaisantez, franchement moi je m’en fous mais mon grand-père ne peut pas se défendre, ça m’oblige un peu.

– Et le nom de votre papa ça vient d’où, d’Italie ? Beaucoup de juifs viennent d’Italie. Non ? Pas d’Italie ? Du Maroc, ah.

(Perturbation thoracique interpersonnelle causalité différenciée assymétrie partielle.)

– Quel est le but de votre visite, c’est pour les fêtes ?
Non, hein, bien sûr, c’est fini les fêtes !

(Pétard, j’ai pas vu venir le coup. Elle a marqué un point. C’est foutu, elle sait tout.)

– But visite amis famille? Où vit la famille? Où à Jérusalem? Vous parlez la langue ? Un peu ? Même pas un peu ? Un tout petit peu ? Quelques mots, ah bien sûr, tout le monde parle quelques mots.

(Sourire de connivence échec total tentative passer entre mailles filet)

– Et toi ? Tu es contente de partir en vacances ? Tu vas où ? Où à Tel-Aviv ? Et tu comprends l’hébreu toi ? Quelques mots, c’est bien. (Sourire triomphant à la maman bon sang ne saurait mentir. Se tourne de nouveau vers la maman)
C’est vous qui avez fait vos bagages est-ce que tout ce que vous y avez mis vous appartient est-ce que quelqu’un vous a confié quelque chose à emporter avec vous vous savez pourquoi je vous pose ces questions ? (Sourire, soupir)
Je mets le sticker de sécurité sur vos billets pour ne pas abîmer vos passeports. Bon voyage et bon séjour.

Variations

I.

Are you Jewish ?

– Je sais pas

– Oui ou non ? c’est une question simple.

– Ah ? Ça alors c’est un scoop.

– Oui. Vous me répondez oui ou non.

– Je ne sais pas

– Il n’y a pas de piège. No catch. Je dois juste savoir.

– Il n’y a pas de piège, vous devez juste savoir. Pas de piège, c’est déjà quelque chose.

– Oui, vous voyez, pas de raison d’avoir peur. Vous me répondez oui ou non et on passe à la question suivante. Il y a des gens qui attendent après vous.

– Oui, je ne voudrais pas faire attendre. On pourrait passer tout de suite à la question suivante ?

– Il me faut d’abord votre réponse à cette question. Vous êtes juive ou pas ?

– Qu’est-ce que ça change ?

– Bon, madame, écoutez, je suis très patiente, je fais mon travail, je vous pose les questions que je dois vous poser. Je fais mon travail, vous comprenez ? Je ne vous veux pas de mal, mon travail c’est la sécurité, je suis sûr que vous comprenez. Est-ce que vous comprenez ? Oui ?

– Oui. Je crois.

– Vous savez pourquoi je vous pose toutes ces questions ?

– Oui Enfin non. Pas exactement. C’est-à-dire si je vous dis oui… Et si je vous dis non…

– Vous savez qu’il y a parfois des personnes qui cherchent à commettre des actes malveillants, des at-ten-tats (Elle ne va quand même pas épeler le mot attentat) Nous devons empêcher ces personnes de mettre leurs projets à exécution, en convenez-vous avec moi ?

– Ma foi oui, sans doute, oui, bien sûr (AAAAAAAhhhh)

– C’est pourquoi vos bagages seront tout à l’heure scannés et peut-être fouillés, ça ne vous pose pas de problème n’est-ce pas ? C’est désagréable mais ce sera vite terminé et ensuite vous pourrez accéder à la zone d’embarquement et peut-être faire quelques achats dans la zone tax-free et plus vite nous en aurons terminé plus vous aurez de temps, vous allez apporter des cadeaux à vos proches n’est-ce pas ? Vous allez voir des proches ?

– Des proches ça dépend de ce que vous...

– Et c’est pourquoi il faut que je vous pose quelques questions. Je ne crois pas que vous ayez de mauvaises intentions, ça se voit tout de suite, d’ailleurs vous dites vous-mêmes que vous allez voir des proches, je ne vous soupçonne d’ailleurs de rien, il suffit que vous répondiez à mes questions, allons ça va aller très vite, vous êtes juive, Jewish, are you ?

– Je suis à la torture et souhaiterais vous complaire mais –

– Quoi encore ?

– Vraiment je ne sais comment vous répondre en deux mots.

– En deux mots pas besoin. En un mot ça suffit : Oui ou Non. Je fais juste mon travail, je n’ai pas d’armes, mon travail n’exige pas que je sois armée, d’ailleurs d’autres le sont. Elle montre des collègues armées qui surveillent la salle. Moi je n’ai qu’une liste de questions que je pose à tout le monde sans distinction, je ne fais pas d’exceptions. Pas de suspects, pas d’innocents, seulement des questions, c’est pour la sécurité vous comprenez non ? Plus vite vous répondez plus vite on passe à autre chose, vous et moi chacune de son côté. Ne croyez pas être un cas particulier, j’ai besoin que vous me répondiez. Répondez.

– Les critères –

– Quoi, les critères ?

– Qui me permettraient de répondre avec précision, de vous donner la bonne réponse, la vraie, ces critères, madame, je ne parviens pas à les cerner avec exactitude.

– Vos parents, juifs ?

– …

– Vos grands-parents ?

– …

– Vous êtes née où ? Et vos parents ? Votre mère ? Ah, vous voyez que c’est facile, et votre père ? Eh ben voilà, vous êtes le monde juif à vous seule !

– Vous êtes sûre ?

– C’est pas bien d’avoir honte !

– Moi hoquet honte (hoquet) Je -

– Pourquoi vous prenez ce vol ?

(Ça c’est facile. Je vais à Jérusalem)

– Pourquoi Jérusalem ?

– Pour aller voir, euh, ma tante (mieux que des amis, puisque découverte de toutes façons).

– Et elle habite où votre tante ? C’est une adresse à Jérusalem-ouest, ça. Et comment elle s’appelle, votre tante ? Et vous ne savez pas si vous êtes juive ? Je pourrais vous interdire définitivement l’accès !

– Pourquoi vous feriez ça ?

– Pourquoi ! Pourquoi ! Il n’y a pas de pourquoi !

II.

Are you Jewish ?

– Non mais de quoi il se mêle celui-là ! Are you Jewish ! Non mais je t’en pose des questions ? Et toi t’es con ? Qu’est-ce que ça peut te faire ? Et puis d’abord qu’est-ce que ça veut dire Jewish tu le sais toi ? Tu peux me le dire ? Hein, tu peux me le dire connard ?

L’homme fait signe aux vigiles armés qui arrivent dare-dare et emportent la furie.

III.

– Are you Jewish ?

– My four grand-parents were, if that’s what you want to know. I see you are surprised at my reply. It was not the one you expected. What exactly did you expect ? Did you mean to inquire whether I am a believer in the Jewish God, or whether I am a practicing Jewess, or whether I have the blood, descent, look, spirit, soul, look, gaze, hair, skin, talent, sense, nose ? To say the truth you don’t give a damn. You don’t need to know whether I am a Jew by belief, or practice, or looks or hell knows what. All you want to know is whether my parents were, or thought they were, or were thought to be, any one of the three will do. And to that purpose, easiest is to know about my grand-parents. All four of them. One was born in Klümpeldorf, one in Bahnover, another near Ribat in a small town named Elrash, and one in Blad, a celebrated place of the Learned. They all had to answer for their own grand-parents in different ways. But however different the ways, they were ways that now forbid me to simply reply Yes or No to your question without feeling that in doing so I would betray them somehow. But isn't this is beyond your understanding ? After all, all you want to know is in what category to put me, and according to the category you ascribe me to, you will know what to do with me, and you'll be able to proceed with your assignments for the day. So, all you need to know is whether I enter this country as a virtually full right citizen – even if I never set my foot on its unblessed earth before – or as a foreigner, and of which kind. Or whether, may God help us, I should be plainly and firmly kept from entering this country.
You see I have been doing my homework.

– I don’t understand, Miss, what you are saying.

– I know you don’t. You are not supposed to.
But suppose you do anyway ?

–  I beg your pardon ?

– Why don’t you pretend to understand ?

–  ???

– Instead of conveniently and obediently pretend not to understand ?

– Oh.

– See ?

– Oh.

– Now, that’s better.

(2008)

Première partie

Second generation blues

Les yeux noirs

Quelque chose frappe, les cheveux noirs, les yeux charbon et jais,

flamboiement ténébreux, regard intensément plongé dans les choses

cherchant réponse sans question.

On ne sait pas poser de question.

On lui dit : ton regard noir.

Elle pense : comment faire autrement.

Dans l’immensité acérée éclats de lumière se fichent dans poitrine,

cœur rouge, air transparent et lumineux très immense sur terre plate,

plutôt avec lacs et épines.

Lituanie phénotypique.

Un autre pays. Donnez-moi d’être née en Lituanie.

(Plutôt qu’à Klümpeldorf ou, Dieu nous préserve,
un pays qui n’existe pas –

ou pire, un pays qui ne devrait pas exister.

Mais pas pour des raisons géopolitiques, non.)

Limpide net acéré lumineux froid

Joyeux coupant poignant comme un Orient du nord

J’adore les films de Jonas Mekas

J’aimerais tellement que ma famille soit originaire de Lituanie plutôt que d’Allemagne et encore.

Mais L...!

Je suis jamais allée en Lituanie, ni personne de ma famille,

mais quand j’ai demandé au grand-père d’où venait son nom

– quand même très baroque pour quelqu’un de Klümpeldorf qui n’a jamais cessé d’adorer l’Allemagne et d’être allemand –

après la guerre ils passaient leurs vacances en Autriche je vous demande un peu – 

le nom venait de Berendt bei Dantzig.

Attention, c’est pas un nom polonais (My foot on dit en anglais, en allemand : Geh weg !)

(Heureusement qu’il y avait aussi la grand-mère marocaine à accent roulant,

se connaissait des origines gibraltrariennes,

aubaine s’afficher anglaise,

ayant par chance teint de rousse corroborant goût chic vestimentaire,

faisant l’excentrique, souvenir de ses années folles,

posant femme de lettres (Anatole France, Pasternak)

mauvaise réputation dans la famille

(mauvaise ménagère ils disent, but ses cornes de gazelles,

ses roses des sables, ses péroraisons littéraires,

sa coquetterie, son dentier,

ses rêves de gloire)

City of Fès comme aristocratie à particule.

Sinon je vois pas bien comment je m’en serais sortie.

J’en parlerai une autre fois, là c’est la branche allemande. Mutterzweig.)

(Pour Fichte, Barrès, les Tharaud, tout chez les juifs est dans l’intensité du regard et dans le détestable enthousiasme, la vivacité, la gaîté, la soif de vivre, la ténacité, la louche vivacité d’esprit. Le libraire de livres anciens de mon quartier me montre le livre des Tharaud, un jour, il dit : c’est drôle, ils passent pour antisémites, pourtant c’est plein de tendresse et d’empathie. Alors je lis le livre, curieuse.

Alors je lis le livre, curieuse. 

Les frères Tharaud se rappellent un voyage dans les Carpathes :


« Je n’en revenais pas que deux humanités si différentes, ces paysans paisibles, dont le visage ne respirait que simplicité et rudesse, et ces fils de l’Orient qui, par leurs regards et leurs gestes, exprimaient tant d’activité d’esprit, pussent vivre ainsi côte à côte […] cette foule noire, avec ses yeux de feu, ses bottes qui laissaient voir les orteils, et ses tristes lévites crasseuses […] des rues, des logis empestés, des synagogues où l’on implorait Dieu avec une furie indécente ; j’entrevoyais des vies comme jamais je n’avais imaginé qu’il pût en exister de semblables […] la stupeur où me jetait cette humanité baroque, que je croyais découvrir, comme Bougainville, un jour avait découvert les Canaques. Je me trouvais devant un spectacle d’un prodigieux intérêt, qui me rebutait et m’attirait tout ensemble ; je venais de poser la main sur un nid chaud, et j’en éprouvais à la fois une sensation de tiédeur et de dégoût… »)

Le grand-père allemand avait le regard, l’intensité, la ténacité éperdue.

Il devait avoir une, quelque, mémoire de la foule noire,

des logis empestés.

Il ne priait pas Dieu, non,

mais sans doute lui est-il arrivé d'être furieux.

Trop souvent. Hanté par l'indécence,

l'indignité vue, vécue.

(La malveillante bonhomie des Tharaud, la méchanceté jésuitique faite pour rendre fou. Le goût de la tournure par-dessus tout. L’esprit français. L’élégance littéraire.)

La grand-mère (Lisbeth) se ressentait encore à quatre-vingts ans 

d’avoir dû se marier en secret.

Mesures vexatoires.

Ce n’était pas encore le pire, mais figurez-vous ça l’a offensée, oui.

Frustrée du rêve de jeune fille.

Il faut comprendre.

Ni lui ni elle n'aiment la littérature.

(Tant pis pour les clichés sur les juifs allemands.)

Ça n'empêche pas qu'on rêve. En allemand aussi on rêve de chaumières

et de lumières.

Elles n’ont pas grand-chose, ont compris très tôt que la vie sera dure.

Le mariage sera le moment de gloire,

entre enfance maltraitée et adultité morose

dans le meilleur des cas.

Le père (Fritz, plus tard arrière-grand, jamais connu)

s’est retrouvé en prison pour banqueroute quand elles avaient cinq ans.

Puis quelque part en Argentine
(Quand tu apprends ça, cet aventurier banqueroutier familial inconnu et un autre pays en A que l’Allemagne et l’Angleterre, tu es toute – non mais incroyable, parmi ces femmes si comme-il-faut, qu’est-ce qu’il aurait fait, il a bien fait de se tirer, Opa Fritz, si je l’avais su plus tôt je l’aurais rejoint, l’Argentine c’est pas la Lituanie mais bon. 

En même temps, le truc, c’est dès qu'on sors d’Europe, on marches sur des cadavres de facture européenne. En Europe aussi d’ailleurs. À commencer par les pays en A. Il y a aussi les pays en F.)
Sa mère à elle

(Gertrud, vornehme future aïeule – elle aussi anglophile – c’est dingue cette anglophilie chez les excentriques des deux côtés de la famille, non ? Mais elle, aigre et sèche, prédisposition à la vexation croit que ça lui va au teint, tend la joue aux enfants pour qu’ils l’embrassent.

Sa manière d’adopter le quant-à-soi british

sans l’humour. Pas le moindre.

Posant à l’artiste mais syndrome de déclassement,

juge les copines selon critères de distinction – Vornehmheit).

s’est délestée de l’indigne mari banqueroutier.

Quand on (Lisbeth, au regard inhabité) passait devant une vitrine

Timidement désirait jolie robe

"Tu n’avais qu’à te choisir un père plus riche."

C’est des blessures dont on ne se remet pas, ça vous marque,

première vexation en engendre beaucoup d’autres,

disposition héritée de la vornehme Mutter.

J’en vois qui sont perdu.es. Moi-même parfois.

Lisbeth, née 1912

enfante Ruth-où-tu-iras-j’irai, née 1937.

(Obligée de garder les prénoms à cause de théorie très originale de Mme K.,

on en parlera ailleurs

mais tout le reste est faux bien sûr.)

Lisbeth porcelaine, cheveux noirs crépus,

vaillante et muette déesse aux belles joues

(mieux se laisser croire idiote en gardant le silence que convaincre par le fait)

Évidentes qualités nourricières

(son potager, personne n'a plus jamais vu ça; et le mouton qui paissait dans le pré, en ragoût)

cultivées à l'École agricole jeunes filles petite plus-value

(manque la principale, le coeur)

et

savoir faire pousser et engraisser

choses vivantes

et qui se mangent

ressource inestimable dans la clandestinité

savoir-faire valorisable

leur sauvera la vie.

Certes aussi

grandes dispositions psychotiques partiellement inexploitées.

(La sœur Lotte c’est moins sûr:

regard dépoli, sourire louche, haines froides.)

En attendant, situation politique conséquences immédiates :

mariage clandestin on disait donc

petite chambre mal éclairée, peu d’invités.

Discrétion travestie en distinction

On fait ce qu’on peut.

Qualités certaines aussi du fiancé bien que –

catégorie sociale

un peu difficile à avaler mais

travailleur économe courageux,

et regard nettement plus combustible.

Beau et belle, l’un et l’autre.

Armant elle ressentiment lui peur et colère,

sans savoir encore l’usage qu’on en aura

On n’est qu’en 1935

Tout reste à faire.

Par exemple échapper.

Ça on le sait tout de suite, qu'il faut.

Mais quittée en trente-cinq l’Allemagne s’ennuie de vous.

Par amour envahit sur sa route expansive

le confetti la pastille un pays si petit qu’on aurait pu croire l’oublier

Lucilinburhuc (ici plutôt L...)

Mais non...

Alors quitter la pastille

1940 direction plusieurs destinations méridionales prometteuses

Liberté répit oubli

Portugal ? Cuba ?

mais non

entre France et Espagne

camp

"réfugiés ennemis", ça existe.

Essoufflés

sous le bras l’enfant

décident que Gurs c’est bien mais sûrement

il y a mieux ailleurs

S’échouent à

La Fare les Oliviers

Une cave pour lui

Dans les collines

Pour elle

mettre à profit compétences agricoles

dont on parlait tout à l'heure

La morveuse grandit

bilingue

pour la vie

et toute petite encore cultive obstinée disposition oubli.

Y revenir.

Oliviers garrigues poules chèvres champs melons tomates ciel soleil accent cigales

langue française

Herbes parfumées, fromages, marché

Répit repos travail survie,

braves gens qui les cachent

Roux de Robion

Ici : éternel merci Roux de Robion

Lisbeth laisse éclore sous ses doigts verts

pour eux

dont elle apprend encore

à faire pousser

et cuisiner

ce qui nourrit

(et le cœur, l'apprend d'eux, un peu?)

Lisbeth zélée à l’ouvrage l’enfant pipelette

faut y mettre bon ordre

Le soir parfois l’homme descend en secret

De sa cache

voir femme et fille

clandestinement de la cave partagée avec

camarade

aussi mal rasé que lui.

La gamine ce soir-là : Maman, quelqu’un derrière le canapé –

– Il n’y a rien tu n’as rien vu tais-toi.

Aber Mutti doch ! J’ai vu papa derrière le canapé –

Une claque : rien, tais-toi.

Et clac, une amnésie : ni guerre ni cachette, une gamine docile,

c’est toujours ça, une fille pas à surveiller,

nonobstant regard d’escarboucle de Blanche-Neige, lèvres sang

et peau de lait,

au pays du froid impeccable et d’une assez radicale absence de poésie

après le retour chez Mélusine.

Effacées les années d’enfance a clean slate.

Oubliées tentatives désastreuses se faire une économie de guerre :

la chèvre qui s’entortillait le cou dans sa corde ;

le petit élevage de lapins qu’on ne mangeait pas, faire fructifier,

le petit capitalisme de clandestinité

emporté par les carabinieri

la petite survie sans panache ni (trop de) drame

seulement tenir

À lui la peur à elle la colère

Après la guerre toute la vie, à chaque fois qu’il faut passer une frontière,

il est secoué de tremblements c’est elle qui montre les passeports.

À lui l’impatience à elle l’aigreur

À l’enfant l’oubli.

Pour Deuxième génération ce sera plus difficile.
(Quand tu la découvres, tu adores tellement cette catégorie, cette boîte où te ranger, intitulée Deuxième génération, que tu serais prête à faire très mal à quiconque te dénierait le droit de t’en prévaloir sous prétexte par exemple que ta mère n’a pas été aux camps ou été séparée de sa propre mère. Elle a été séparée de sa mémoire d’enfant que porca miseria tu t'es fadée toute ton enfance cauchemars après cauchemars burning buildings et toi en chief rescapeuse portant mère et père sur ton dos si c’est pas de la deuxième génération avec syndrome post-trauma c’est quoi ? Tu te rappelles ton émerveillement: it's a thing, it's a real thing! Il y a un mot pour dire ça, cette folie-là!)

Ruth-où-tu-iras-j’irai toute sa vie est très contente de n’avoir plus de mémoire, ce qui lui donne accès à la perfection

et quand le mari

épousé comme une success-story qui tourne à l’aigre,

au début des années soixante

époque où trop de gens croient au happily ever after

avec un peu trop de hargne pour que ce soit crédible

mais bon

Ibn Rahamin

(Rahamin c’est le grand-père prématurément mort de diabète post-traumatique

cause Vichy allover

nonobstant courageuse interposition roi du Maroc.

Fortunée on la connaît déjà, la grand-mère lettrée, pâtissière et anglophile,

poussée par veuvage à quitter petite ville impériale pour grande moderne et blanche, forcément,

où le déclassement se voit moins quand il faut qu’une femme travaille.)

lui suggère d’aller voir un professionnel

avec la même tonalité obscène que ce à quoi vous pensez,

elle dit qu’elle n’en a pas besoin, qu’elle est très bien comme ça.

Amnésie mon amour.

Deuxième génération n’aura qu’à se débrouiller, chacun ses problèmes.

Ce qui est bien,

quand on a été privée d’enfance,

c’est qu’après on peut exiger de n’être plus privée de rien

bien sûr ça ne marche pas toujours.

Alors on s’arrange comme on peut avec la réalité

on laisse les coups aux enfants

on imite la vie

on prend l’air pincé quand sous l’espèce des moutards

elle se dérobe à l’imitation.

Café du Retour de guerre

Se retrouver dans la Grand-rue descente de train sortie de gare

Lisbeth, Erich und Ruth

Personne

on connaît plus

plus personne ne connaît.

Être là

de nouveau

encore du ciel du soleil du monde dans la rue.

Quelques bagages on imagine

vêtements usés

ou neufs on ne sait pas.

Plutôt usés quand même.

Un an à faire le chauffeur sur la base américaine

pour lui

avant de rentrer. 

La gamine à se faire moquer d’elle à l’école robe trop courte encore trop courte

quand tout l’ourlet y est passé

jusqu’à ce que les Sœurs l’installent sur une chaise et font aux camarades faire une ronde autour d’elle et rire et se moquer :

trop courte la robe

encore trop courte.

Rentrer

et être là

de nouveau

encore

quelques connaissances

vous évitent

puis quelqu’un

vous invite.

Prendre le café à la maison.

Oui d’accord bon

c’est pas comme si on était pressés

c’est pas comme si on avait quelque chose d'urgent à faire

sauf tout

qu’il fallait nourrir le chat s’occuper de la maison vaquer aux occupations

faire la lessive les comptes

aller à l’usine

C’est pas comme s’il y avait le feu

Il n’y a plus le feu

Ce qui a brûlé a brûlé ce qui n’a pas brûlé est toujours là

Alors

un café oui c’est possible

Un café

du gâteau on vous sert autour d’une petite table

Du gâteau !

L’odeur du café !

Quand il racontait ça Erich c’était comme si on avait allumé toutes les lumières d’un coup.

Et dans la maison des Petites Roches où tout le monde était énervé tout le temps et criait et s’agitait tout le temps

où tout le monde était tout le temps triste ou en colère

L’heure du café le matin et le soir

Kaffee trinken !

Tout d’un coup suscitait une effervescence une animation un plaisir

une humeur bienveillante et joyeuse

qui n’existait jamais autrement.

Ein Glück, dass der Mensch nicht alles erleiden muss, was er erleiden kann.

Avec la petite Sacha on parle de tragédie. 

Elle a vu un film qui l’a impressionnée et elle essaie de comprendre pourquoi on regarde des films qui font peur ou pleurer.

On lui parle de la catharsis d’Aristote

On se trompe on dit colère et peur

au lieu de terreur et pitié.

On dit qu’elle n’est pas obligée d’être d’accord avec ça

mais

qu’il est possible de réfléchir penser sentir avec

des situations qu’on n’a pas vécues qu’on ne vivra jamais

on espère.

Elle demande tu crois qu’elle va s’en remettre de cette histoire ?

Elle parle de l’héroïne du film.

On ne sait plus pourquoi on lui a montré le film.

On ne sait pas si on aime ce film tant que ça maintenant qu’il faut rendre des comptes.

Mais elle ne lâche pas elle ne pense plus qu’à ce film.

Est-ce qu’on se remet d’avoir vu mourir quelqu’un qu’on aimait ?

On dit que oui elle s’en remettra, l'héroïne du film, mais que ce sera long

et pas héroïque.

On est démunie.

On pense

À Erich.

À son frère, l'oncle Heinz qui disait

Ein Glück, dass der Mensch nicht alles erleiden muss, was er erleiden kann.

Heinz a émigré en Palestine mandataire en trente-trois

peu après l’accession du

Reichskanzler

au pouvoir.

Il a trafiqué des armes

Pour l’État à venir

Il a changé son prénom et son nom

il fallait hébraïser.

Il a choisi un nom absurde qui n’existait pas

Un prénom absurde et un nom absurde

Personne ne s’appelle comme ça même là-bas.

(Même là-bas où l'absurdité pleut

Où rien ne pleut

comme l'absurdité.

Entendez-moi bien: d'autres choses pleuvent.

Des balles, des bombes, de l'abomination fondée sur l'abîme des affects et des discours vacuité travaillée par l'horreur interminable.

Mais comme l'absurdité, rien.)

Il était très convaincu toujours très convaincu

Dans la colère et dans la joie

Dans tout ce qu’il faisait disait

Dans la terreur et dans la pitié

Il tyrannisait charmait

Une capacité incroyable à surmonter les pires malheurs

La perte des proches la disparition du monde.

Un jour à quatre-vingt-quatorze ans il a dit en souriant :

Ein Glück, dass der Mensch nicht alles erleiden muss,

was er erleiden kann.

Une chance que l’être humain n’ait pas à endurer

tout ce qu’il est capable d’endurer.

Erich, le frère de Heinz,

qui n'avait pas émigré en Palestine,

mais s'était réfugié dans le midi de la France,

quand la guerre a été terminée

est allé chez le barbier.

C’est de ça qu’il avait envie au bout de quatre ans caché

Dans une cave dans la montagne

Un bon rasage.

Il est arrivé à Aix-en-Provence avec femme et fille

Il leur a dit je vais me faire raser, voilà, attendez-moi,

j'en rêve depuis quatre ans.

Il est entré il y avait du monde

On lui a dit de s’asseoir et d’attendre son tour

D'accord.

Juste avant de s’endormir il a entendu quelqu’un dire 

Vous avez un drôle d’accent.

C’est bien possible, il a répondu avant de s'endormir

dans le fauteuil d'attente.

Il s’est réveillé, des flingues pointés sur lui.

T’es un boche un sale boche on va te descendre.

Un gars l’a reconnu attendez c’est le frère de Robert.

Robert c'était le nom de guerre de Rudi, le troisième frère

le communiste

Le boulet, celui dont on a honte dans cette famille où on est

honnête et travailleur

celui qui fait les quatre cent coups

celui-là

et qui est allé habiter plus tard en Dordogne.

C'est le frère de Robert, a dit le gars qui passait par là.

C’est comme ça qu’Erich a eu la vie sauvée par der Rote Rudi.

C'est comme ça qu'il n'est pas mort

sous les balles d'un résistant de la dernière heure

mais seulement beaucoup plus tard

rassasié d'années

comme on dit.

Partage des idéologies à disposition : à Rudi le communisme, à Heinz le sionisme, à Erich le capitalisme.

Comme dans les contes, l’héritage.

(À suivre)